Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/612

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

turelle qui se complaît dans le mal et dans le trouble, parce qu’enfin l’anarchie et la violence ne permettent guère les jouissances du pouvoir. Tels étaient en général les adhérons de Danton, le patron de Deforgues; tel eût été Danton lui-même, si les abominables souvenirs de septembre n’eussent élevé entre lui et les républicains modérés, dont il aurait voulu devenir le chef, une barrière que, pour l’honneur de la morale, il ne lui fut jamais donné de renverser.

Qui le croirait? à cette époque, qui n’était pas encore, il est vrai, celle de l’extrême terreur, mais où déjà l’échafaud se dressait presque chaque jour pour d’innocentes ou d’illustres victimes, et dont le souvenir ne réveille dans les esprits que des pensées de meurtre et de grossière violence, on donnait de grands dîners au ministère des affaires étrangères. Il n’y paraissait pas de diplomates étrangers, aucune des puissances de l’Europe n’étant alors représentée à Paris; mais Deforgues y réunissait beaucoup de membres marquans de la convention. M. Miot y assistait aussi assez souvent avec ses collègues Otto et Colchen. Assis à une extrémité de la table et gardant un profond silence, ils écoutaient, avec une curiosité à laquelle se mêlait sans doute quelque effroi, la conversation de leurs terribles convives. Danton appelait surtout leur attention par sa figure hideuse, par ses formes athlétiques, par le son imposant de sa voix, par la chaleur et l’énergie de son langage. Ses discours étaient toujours accompagnés de gestes violons. Il aimait à se servir d’expressions figurées qui restaient dans la mémoire de ses auditeurs. Il témoignait un profond mépris pour les girondins, affectant de les considérer comme des niais qui avaient reculé devant les conséquences de leurs principes, mais en réalité ne leur pardonnant pas d’avoir repoussé ses avances lorsque, tout couvert du sang de septembre, il avait voulu revenir à eux. Il ne déguisait pas son goût pour les plaisirs et pour l’argent, et se moquait des scrupules de délicatesse et de conscience. Il exprimait un profond dédain pour l’hypocrisie de certains députés, et les sarcasmes dont il les poursuivait étaient évidemment dirigés contre Robespierre. Cependant il n’osait pas le nommer, et il était facile de voir qu’il le redoutait, bien qu’il feignît une entière sécurité. Lacroix, son ami, son séide, qui s’était enrichi comme lui dans une mission en Belgique, homme d’une taille gigantesque et d’une belle figure, parlait peu, mangeait beaucoup, et applaudissait du geste à ce que disait le maître. Fabre d’Eglantine, écrivain assez remarquable, s’énonçait au contraire avec une grâce un peu affectée, tout en essayant de se plier aux formes du langage révolutionnaire, et parfois il dirigeait l’entretien vers des sujets littéraires. Le boucher Legendre, d’une petite stature et défiguré par la petite vérole, parlait avec une extrême facilité, avec une éloquence naturelle, et malgré son défaut absolu