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que ceux qui régnaient au temps de Rousseau et de Voltaire, n’éprouvait plus même, au moins dans les classes élevées et éclairées, contre un régime à demi renversé déjà et devenu presque inoffensif à raison de son impuissance, ces emportemens de haine qu’il avait inspirés naguère, lorsqu’il était encore par momens oppresseur et tyrannique. Une philanthropie optimiste était le trait distinctif de l’époque. Les mœurs s’étaient beaucoup adoucies, bien que cet adoucissement n’eût pas encore pénétré dans les classes inférieures de la population. Malheureusement, là même où il était le moins contestable, il s’y mêlait un certain affaiblissement qui tenait à l’absence de principes bien assurés, Il peut paraître rigoureux et singulier d’accuser les hommes qui professaient en toute sincérité les doctrines les plus généreuses, le plus ardent amour de l’humanité, d’avoir manqué de principes, et cependant ce reproche, qu’on leur a fait souvent, n’était pas dénué de fondement. A défaut des croyances et même des aspirations religieuses qui leur étaient étrangères, ils n’avaient ni ce sentiment stoïque du devoir qui a élevé si haut quelques grands hommes de l’antiquité, ni cette pure et ferme intuition de la beauté morale qui suffit à certaines âmes, sinon pour assurer leur bonheur, au moins pour les diriger dans la voie du bien, pour les préserver des écueils du mal. Leur morale n’était sans doute pas, comme l’ont dit leurs ennemis, la morale de l’intérêt; mais ce n’était pas non plus celle du devoir, la seule qui n’égare jamais, parce qu’elle ne se prête pas aux interprétations arbitraires : c’était celle du sentiment, qu’il est si facile d’ébranler par le sophisme ou par l’émotion. Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs la cause des déplorables égaremens auxquels beaucoup des meilleurs d’entre eux devaient se laisser emporter dans la crise qui se préparait.

Telle était la disposition générale des esprits et des âmes aux approches de 1789. Au-dessus de cette moyenne, on pouvait sans doute trouver quelques nobles natures plus élevées, plus énergiques, plus complètes : au-dessous fermentait cette lie qui existe dans toutes les sociétés, et qui, ignorée de tous et s’ignorant elle-même dans les temps ordinaires, éclate au grand jour pendant les révolutions pour les souiller et les déshonorer; mais ce mélange d’exaltation généreuse et d’aveugle enthousiasme était le vrai caractère de la génération. C’était surtout celui de cette portion supérieure de la bourgeoisie qui, rapprochée par l’éducation et par les manières des classes aristocratiques, aussi éclairée pour le moins, exerçant souvent par la fortune et surtout par les emplois administratifs, qu’elle remplissait presque exclusivement, une influence très réelle sur les affaires publiques, était pourtant exclue des dignités et des honneurs, ce qui la portait nécessairement à désirer l’abolition des