Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/606

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même, en les séparant de la foule, est un obstacle à ce qu’ils puissent bien connaître les hommes de leur propre parti, à plus forte raison ceux des partis qu’ils ont eu à combattre.

Ceux au contraire qui, sans arriver au premier rang, sans gouverner les nations, sans attacher leur nom aux grands souvenirs de l’histoire, ont pris à la conduite des affaires publiques une part assez réelle, assez intime pour en bien connaître tous les ressorts, et cependant ni assez apparente, ni assez décisive pour qu’on leur en attribue la responsabilité, qui ont pu, à raison de l’infériorité de leur situation, se mêler aux divers partis, passer même sans trahison d’un gouvernement à l’autre, étudier leurs différences, se rendre compte sans trop de préoccupation des mobiles de leurs succès et de leur chute, voir à l’œuvre les personnages influens des opinions les plus opposées, — ceux-là, s’ils ont d’ailleurs un sens droit, de la sagacité, si le sentiment de la personnalité n’est pas trop exalté en eux, s’ils sont animés de l’amour de la vérité, sont merveilleusement propres à écrire des mémoires, c’est-à-dire à préparer les matériaux avec lesquels pourra un jour s’édifier l’histoire.

L’auteur de l’ouvrage dont je vais m’occuper réunissait à un degré éminent presque toutes ces conditions. Né en 1762, il faisait partie de cette génération de la fin du XVIIIe siècle qu’on a si souvent essayé de caractériser, et qu’on a peinte sous des aspects si multipliés, si variés, parce qu’en effet sa physionomie est très complexe. Ce n’était plus celle de la régence, si frivole et si corrompue; ce n’était plus même celle des grandes luttes philosophiques et de l’encyclopédie, violente jusqu’au fanatisme dans sa haine de la superstition et des préjugés, animée de toutes les ardeurs du combat, de toutes les angoisses du péril. Dans les temps qui précédèrent immédiatement 1789, si la révolution n’était pas accomplie encore dans les institutions et dans les faits, elle l’était déjà dans les idées et dans les esprits. La philosophie avait complètement triomphé, la cause des réformes était moralement gagnée. On avait le sentiment que toute vie s’était déjà retirée d’un régime qui n’était plus en rapport avec les mœurs et les besoins du temps; on en attendait la chute non pas sans impatience, mais avec une entière certitude, et sans savoir précisément ce qui lui succéderait, sans croire surtout que le renversement du trône et le bouleversement complet de la société dussent être au nombre des réformes ainsi prévues, on se livrait avec une sorte d’enivrement à des rêves d’améliorations indéfinies, fondés sur les progrès de la raison et des sciences. On croyait toucher à un âge d’or dont les siècles passés n’offraient aucun modèle. Cette génération, ramenée par la certitude du triomphe à des sentimens plus calmes et plus bienveillans