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brutal, il menace de mort les ministres, il tire l’épée à tout propos, laisse voir l’envie de tuer son père, blasphème peut-être contre la religion, loue peut-être des sujets révoltés parce qu’ils sont révoltés contre son père, qu’il déteste. Un jour il veut s’enfuir : on l’arrête, on l’enferme, on le soigne fort mal assurément ; il meurt après cinq mois de détention.

L’enfermer, c’était le seul parti à prendre lorsqu’il montra l’envie de s’enfuir ; mais il avait été solennellement reconnu par les cortès pour successeur du roi régnant. Philippe était âgé et d’une santé déjà chancelante. S’il mourait avant son fils, l’Espagne allait tomber aux mains d’un maniaque. Quel allait être le fruit de tant d’efforts pour maintenir la pureté de la foi, pour arrêter les progrès de l’hérésie, dont jusqu’à présent les rois d’Espagne avaient été les adversaires les plus redoutables ? Telles devaient être les pensées de Philippe en apprenant les dernières violences de don Carlos. Ses conseils secrets, les prières qu’il fait adresser de toutes parts pour obtenir une inspiration d’en haut, le procès enfin, s’il faut admettre qu’il y ait eu un procès, toutes ces mesures prises avec tant de mystère s’expliquent pour moi par le projet d’exclure juridiquement du trône un prince incapable de gouverner. Le déclarer fou et le mettre en tutelle ne remédiait à rien. Jeanne la Folle avait été reine et aurait peut-être régné, si elle avait eu un moment lucide. La folie est une maladie dont on peut guérir ; par conséquent les droits du malade ne sont que suspendus. Évidemment pour Philippe, de même que pour tous ceux qui approchaient le prince, la conviction était que le mal était incurable. Le roi voulut non pas le mettre en tutelle, mais l’éloigner à jamais du trône. Les moyens qu’il employa pour y parvenir, je les ignore ; mais voici un fait fort remarquable qui ne permet guère de se méprendre sur le but du procès. Une des premières pièces remises aux commissaires nommés pour juger don Carlos fut une traduction du catalan en espagnol de la procédure dirigée vers le milieu du XVe siècle par ordre de don Juan II, roi d’Aragon, contre son fils don Carlos, le fameux prince de Viana. Le roi d’Aragon, gouverné par sa femme, voulait donner sa couronne à un enfant du second lit au préjudice du prince de Viana, son fils aîné. Le précédent était assez mal choisi peut-être, car jamais prince ne fut plus sensé ni plus digne d’être aimé que le fils aîné de Juan II ; mais il fallait trouver une apparence de formes légales, et on les prenait où l’on pouvait. Faut-il s’étonner que dans un temps, dans un pays, sous un roi où tous les actes de la politique se faisaient dans l’ombre, on ait apporté tant de mystère au décret qui devait déshériter don Carlos ?

Jusqu’à présent je n’ai point parlé d’Élisabeth de France, femme