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chevaux, la suite du prince devait être au moins composée de trois ou quatre personnes. D’où vient qu’aucune de ces personnes n’ait été recherchée ou punie? Une seule explication se présente, c’est que le plan d’évasion appartenait tout entier au prince, et que les gens qu’il devait emmener furent les premiers à prévenir le roi.

Je ne nie pas que les discours d’un jeune homme qui parlait à tout propos de poignarder ceux qui lui déplaisaient n’eussent pu fournir matière à une accusation d’hérésie. Il serait fort extraordinaire qu’un étourdi si mal élevé et si colérique n’eût pas laissé échapper quelque boutade irréligieuse, ne fût-ce que pour se plaindre lorsqu’un devoir pieux l’obligeait à renoncer à une partie de plaisir; mais que de propos délibéré il fût hérétique, c’est ce que je ne saurais croire. Où aurait-il trouvé un convertisseur? où se serait-il procuré un livre? Voudra-t-on qu’une tête si faible ait médité sur les Écritures et en ait tiré des conclusions hétérodoxes? Rien de tout cela n’eût été possible dans le palais du roi d’Espagne, à Madrid, en 1568, et surtout de la part d’un jeune fou qui passe ses nuits à ribler le pavé. M. Prescott le reconnaît lui-même; seulement il explique ce qu’il faut entendre par l’hérésie de don Carlos. Il admet, et fort gratuitement, que don Carlos, sans communications avec les chefs des confédérés flamands, ait laissé voir un intérêt singulier pour les libertés des Provinces-Unies, dont la cause, aux yeux de Philippe et de ses ministres, aurait été identifiée (toujours selon M. Prescott) avec le triomphe des doctrines luthériennes. À ce compte, les menaces faites au duc d’Albe s’expliqueraient par la sympathie du prince pour les mécontens de Flandre; mais convenons d’abord que, sauf sa réputation de bon catholique[1] et de soldat inflexible, le duc d’Albe n’avait donné à personne de motif pour deviner de quelle manière il entendait gouverner les Pays-Bas. Puis quelle apparence y a-t-il qu’un jeune homme élevé à la cour d’Espagne, dans l’oisiveté la plus crapuleuse, ait pris un si grand intérêt à la cause d’un petit peuple dont il n’avait jamais entendu parler que comme de sujets assez turbulens et indociles? M. Prescott, avec son excellente critique, a fait justice de ces correspondances ridicules que, longtemps après l’événement, quelques écrivains ont supposées entre don Carlos et les chefs des luthériens. Que par dépit contre son père ou contre le duc d’Albe, par pique d’amour-propre lorsque ses prétentions au gouvernement des Pays-Bas furent repoussées, il ait tenu quelque propos séditieux, cela est aussi possible qu’un propos hérétique et tout aussi peu concluant. Ce qui est le

  1. On sait qu’en 1557 le duc d’Albe tenta de s’emparer de Paul IV et de Rome par surprise; un accident fortuit empêcha l’exécution de ce projet, qui dénote de la part du duc plus d’instinct militaire que de dévotion.