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nés et encore redoutables. La victoire n’avait pas éteint la haine qu’inspiraient les infidèles. Pendant les longues discordes civiles qui avaient déchiré l’Espagne depuis le XIVe siècle, les Juifs et les musulmans soumis aux princes de la Péninsule avaient cultivé le commerce et l’industrie, et s’étaient enrichis aux dépens des chrétiens. Le gentilhomme qui avait vendu son bien à un banquier juif pour s’acheter un cheval et des armes, et servir la cause de son souverain, était tombé dans la misère, et voyait les vaincus de la veille de nouveau possesseurs de la terre qu’il avait conquise arrosée de son sang. On applaudit aux premiers jugemens de l’inquisition, parce que la multitude, toujours injuste dans sa passion, se crut vengée. Torquemada se chargea promptement de démontrer qu’il n’en voulait pas seulement aux Maures relaps, et que son effrayante impartialité n’épargnerait ni les patriotes les plus éprouvés, ni les plus vieux chrétiens, du moment qu’ils trouveraient un dénonciateur. Ce ne fut pas sans une vive opposition que l’inquisition s’établit en Espagne, et telle fut l’horreur qu’elle inspira à ses débuts, que Torquemada et ses acolytes durent rendre leurs jugemens et les faire exécuter presque par surprise, et qu’ils furent obligés de s’entourer longtemps d’un appareil militaire assez imposant pour comprimer l’indignation publique.

Mais après deux générations, lorsque l’insurrection des comuneros eut épuisé l’énergie du pays, l’inquisition régna par la terreur, et son règne fut long et paisible. Loin de chercher à combattre le monstre, on ne pensa plus qu’à le désarmer à force de soumission. La terreur fait vite l’éducation d’un peuple. Une mère qui a vu brûler son voisin, peut-être parce qu’il se baignait trop souvent (ce qui sent son Morisque, selon les docteurs)[1], laissera son fils dans sa crasse baptismale, et tâchera d’en faire un bigot, pour qu’il ne passe pas pour un hérétique. « Donnez-moi l’instruction publique, disait Leibnitz, et je changerai le monde. » Il y a quelques années, me trouvant à Barcelone, je voyais souvent un bambin de sept ou huit ans, nouvellement arrivé de Buenos-Ayres, et recueilli par une famille avec laquelle j’étais fort lié. Plusieurs fois par jour, en se levant, en se couchant, à l’heure des repas, il ne manquait jamais de dire à haute voix, et d’un ton de fausset : « Meurent les sauvages unitaires ! » dans la République-Argentine, dès qu’un enfant pouvait articuler un mot, on lui apprenait ces belles paroles, de par le dictateur, et mieux eût valu pour un écolier oublier de réciter son credo que d’omettre cette imprécation contre les sauvages unitaires. J’essayai de savoir quelles gens étaient ces unitaires; on me

  1. Voir le Manual de Inquisidores.