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munérations de tous les autres agens utiles à la société. En ce qui concerne la France, c’est admettre une estimation très large assurément que d’évaluer à 16 milliards de francs le produit brut des industries agricoles et manufacturières[1]. Les revenus et salaires qui font vivre les Français, depuis les plus riches jusqu’aux plus pauvres, donneraient donc, si on pouvait les additionner, un total de 16 milliards. Cette somme de revenus, partagée par tête entre les 36 millions de Français, procurerait à chacun un contingent annuel de 444 francs, soit 1 fr. 22 c. par jour.

Ici intervient cette notion de l’inégalité de consommation introduite dans la formule de M. Courcelle-Seneuil. On sait à quel point le partage des produits est inégal, chez nous comme partout ailleurs. En procédant par grandes masses, on constate que la population peut être classée en deux catégories: l’une, celle des gens aisés (propriétaires, fonctionnaires, chefs d’industrie, hommes d’art et de loisir), forme un tiers de l’ensemble, 42 millions d’âmes; on y arrive à un revenu individuel de 907 francs ou 2 francs 48 centimes par jour. Le second groupe comprend les nécessiteux et les misérables, c’est-à-dire 24 millions d’âmes, et on y est réduit à un revenu moyen de 213 francs par tête, soit environ 58 centimes par jour : maigre pitance assurément, d’autant plus qu’elle est encore rognée par l’impôt! Mais ce n’est pas tout. De même que parmi ces heureux du siècle qui ont à dépenser en moyenne 2 fr. 48 cent, se trouvent les sommités sociales en tous genres, tous ceux qui vivent dans l’opulence et la prodigalité, de même aussi, dans cette classe qui forme le prolétariat, on trouverait une multitude d’ouvriers habiles, de serviteurs bien rétribués, de petits boutiquiers, de paysans possédant un coin de terre, dont les profits ou les salaires dépassent de beaucoup cette moyenne misérable de 58 cent. Quand la portion de ceux-ci est prélevée, à quel chiffre tombe le contingent des autres ? A quel degré s’abaisse pour un nombre incalculable de nos concitoyens ce minimum d’existence qui les soutient flottans entre la vie et la mort? Je ne saurais le dire : il est effrayant d’y penser! En jetant un regard furtif sur l’abîme, on entrevoit qu’il y a plusieurs millions de Français réduits à vivre avec une dépense de 20 à 30 centimes par jour[2].

  1. Les évaluations essayées dans la première partie du siècle flottent entre 8 et 10 milliards. Dans une étude qui remonte à 1851, je suis arrivé à 13 milliards et demi. En l’estimant aujourd’hui à 16 milliards, je tiens compte par approximation de l’accroissement de la production depuis quelques années et de l’augmentation survenue dans le prix des marchandises et des services.
  2. Il faut considérer que ces chiffres s’appliquent aux femmes, aux enfans, aux vieillards, dont la dépense est très modique, ce qui augmente en réalité la part des mâles adultes. Supposez une famille d’ouvriers comprenant, outre le père et la mère, un ascendant et deux enfans, le revenu moyen de 58 centimes correspondrait à une dépense collective de 1,040 francs.