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jamais l’industrie n’a été livrée à ses propres tendances. En tous pays et en tous temps, les gouvernemens ont pris à tâche de l’organiser, de la réglementer, de la protéger, de la diriger, conformément au principe social dont ils étaient les émanations.

Ce n’est point un paradoxe que j’émets; l’histoire tout entière est la confirmation du fait que je formule. Où donc l’industrie humaine a-t-elle été libre? Est-ce dans l’antiquité orientale, sous la loi des castes, ou sous l’esclavage plus brutal, plus désespérant encore du monde gréco-romain? Serait-ce sous la servitude féodale, ou quand existaient les corporations d’arts et métiers? Mais 1789! Nombre de gens se figurent en effet que les temps postérieurs à cette date n’ont plus rien de la barbarie du passé, qu’aujourd’hui l’industrie est libre, et que chacun peut développer ses aptitudes sans entraves. Cette erreur presque générale provient de la confusion qu’il est si facile de faire entre la liberté politique et la liberté économique. Les assemblées de 1789 à 1801 ont posé les principes de la liberté dans l’ordre politique et de l’égalité dans les relations civiles; mais, en ce qui concerne l’économie proprement dite, leur œuvre a été faussée : il s’est produit alors, à l’insu des révolutionnaires, un phénomène dont l’histoire offrait déjà plusieurs exemples, et qu’il importe de caractériser.

On sait comment se forment, à l’origine des nations, les aristocraties de race. En pareil régime peut s’affermir à une condition : c’est que le troupeau, convenablement muselé, sera tenu à distance respectueuse de ses maîtres. Le reste sera l’œuvre du temps. Des types distincts se constitueront à la longue. Les différences d’esprit, d’instinct, d’aspect, de moralité, deviendront si frappantes, si réelles, que la supériorité des privilégiés resplendira, et que la loi politique ne semblera plus qu’une constatation de la loi naturelle. Il y eut un temps, nous l’oublions trop aujourd’hui, où la distance fut aussi grande en France entre le noble et le vilain qu’elle peut l’être encore de nos jours entre le serf et le boyard russes.

Qu’un mouvement quelconque rapproche la distance et que la paralysie des intelligences vienne à cesser, la foule sans nom commence à regarder ses meurtrissures et à en rougir. Les causes de son infériorité et de ses misères ne sont pas pour elle un problème à résoudre. Etant le principe même de la société, elles sont consignées en tête de la loi; elles sautent à tous les yeux : ce sont les privilèges de caste, la répartition arbitraire des charges, la dose inégale de liberté. La foule, qui ne semble vivre que lorsqu’elle possède une formule pour résumer ses doléances, demande alors la liberté, et par ce mot elle entend la suppression des faveurs attribuées au seul fait de la naissance, et l’égalité devant la loi dans