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enfin, et emplissait l’air, répété par les foules émues. Un peu plus, un peu moins d’argent n’importait guère. Il ressentit pourtant l’iniquité du partage léonin qui enrichissait le directeur Elliston et l’acteur Cooke, chargé du principal rôle, tandis que lui, Douglas Jerrold, le créateur de cette fortune, l’inventeur de cette mine aux filons inépuisables, restait pauvre comme devant, et comme devant fort en peine de faire vivre sa nombreuse famille. Les complimens le trouvaient mécontent et rétif : « Vous êtes, lui disait quelqu’un, vous êtes le Shakspeare de Surrey. — Oui-da, répondit-il, jouant sur les mots, vous voulez dire un Shakspeare triste[1]. »

Il est probable, malgré cette plaisanterie, qu’il appréciait les avantages de toute espèce qui dérivaient pour lui de l’immense succès de son drame. Depuis neuf ans, il frappait en vain aux portes des grands théâtres, Covent-Garden et Drury-Lane. Du jour au lendemain, elles s’ouvraient toutes grandes pour lui livrer passage. Les directeurs étaient à ses ordres, et ils lui offraient les conditions pécuniaires les plus séduisantes. Ils se chargeaient de lui fournir aussi des sujets : la France n’était-elle pas là, pays conquis pour la scène anglaise ? Mais Douglas Jerrold n’entendait pas ainsi son métier. Emprunter aux Français, à ces Français odieux, à ces ogres de son enfance, dont il avait à l’âge de dix ans rêvé l’extermination !… D’ailleurs il nourrissait une noble chimère. Il ambitionnait la gloire de régénérer la scène anglaise. Il voulait ramener l’art où il ne voyait que le métier. Vis-à-vis de ses confrères, traducteurs experts pour la plupart, il ne contenait pas toujours dans les bornes de la politesse la plus stricte l’espèce de dédain qu’ils lui inspiraient. L’un d’eux, M. Planché, réclamait le bénéfice de certaines créations originales glissées dans des comédies d’emprunt : « N’avez-vous pas été frappé, lui disait-il, de ce personnage de la baronne dans ?.. — Je n’ai jamais été frappé que d’une chose en voyant vos pièces, interrompit Douglas Jerrold,… c’est de votre stérilité. »

Ainsi parlait-il, et, conformant sa conduite à ses dires, il voulut rester ce qu’il était ou croyait être, un créateur original. Son talent, de si bon aloi qu’il fût, justifiait-il cette fierté d’ailleurs fort légitime et fort louable ? Il faut reconnaître que non, à moins de s’en prendre, comme il l’a fait après tant d’autres, à l’ineptie toujours

  1. A Surrey Shakspeare. — A sorry Shakspeare, you mean. — Surrey et sorry se prononcent à peu près de même. Les reparties de Douglas Jerrold ont eu leur réputation. « Comment ! s’écriait un important qui venait de frapper en vain à la porte du cabinet d’Elliston, comment ! moi qui vois les ministres quand je veux, je ne verrai pas cet ivrogne de directeur ? — Soyez tranquille, repartit l’auteur de Suzan, témoin de cette incartade ; invisible ce matin, il vous en dédommagera cette après-midi… Il vous verra double. »