Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/54

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bres d’un sombre avenir! Pendant des années et des années encore, il reste engagé, à tant par semaine, comme fournisseur des théâtres où s’amuse la populace, où la fashion ne se risque jamais : Coburg-Theatre, Sudler’s Wells, voire le Vauxhall, bas-fonds où meurt inconnu le succès, même décisif. Mélodrames, drames, farces, burlettas, féeries, pièces à décors, pièces à ballets, à singes, à éléphans, jusqu’à des pièces aquatiques[1], Jerrold dut tout aborder et suffire à tout. Naturellement on lui permet de tirer à vue sur toute renommée, de glaner sur tout domaine étranger. Macpherson ne lui disputera pas Ossian, ni Walter Scott Guy Mannering[2], et cela par une excellente raison : c’est que le premier dans sa tombe, et le second dans son manoir d’Ecosse, ignoraient également l’existence du pauvre hère qu’ils aidaient à vivre. Toutefois ces emprunts, consciencieusement reconnus d’ailleurs, ne le dispensaient pas d’inventer, et les titres seuls de ses pièces, — on n’en connaît guère que cela, — attestent qu’il tirait de son propre fonds plus qu’il ne demandait à celui des autres. Au surplus, il ne réclamait de tout ce bagage qu’un genre dont il s’estimait l’inventeur : le drame domestique, le drame de la vie privée anglaise, dont on peut regarder ses Quinze ans de la Vie d’un Ivrogne comme le premier spécimen. « Peu de chose, disait-il, mais bien à moi; a poor thing, but mine own. »

Bien qu’il fût journaliste en même temps qu’auteur dramatique, il n’échappait point à l’inintelligente tyrannie des directeurs de théâtre; mais il avait la ressource de se moquer d’eux, et il ne se refusait pas toujours cette vengeance, relativement très douce. Bajazet Gag (gag veut dire bâillon), ou le Directeur à la recherche d’une étoile, n’est pas autre chose qu’une ingénieuse revanche à l’adresse de ces maîtres exigeans et durs, de Davidge surtout, ex-arlequin, devenu le propriétaire du Coburg-Theatre, et le plus impérieux, le plus capricieux de tous ceux à qui Douglas Jerrold avait encore eu affaire. De sa batte, l’ancien mime avait fait une férule, et le « petit Shakspeare » en portait les marques sur ses doigts meurtris. Il se lassa un beau jour, et le cœur gros, emportant un manuscrit refusé, on le vit du théâtre Cobourg s’en aller droit au Surrey-Theatre, alors dirigé par Elliston. Cet établissement n’était pas en

  1. The Chieftain’s Oath, grand aquatic spectacle, tiré des poèmes d’Ossian, et joué à Sadler’s Wells.
  2. The Witch of Derncleugh est tirée de ce beau roman. C’est une des quatre pièces de Douglas Jerrold vendues à raison de 5 livres sterling chacune. Outre celles que nous avons nommées, voici, pour les curieux, la liste des pièces inconnues de Douglas Jerrold : the Smoked Miser, Christian and his Comrades, the Living Skeleton, the Statue Lover, Wives by advertisement, Ambrose Gwinett or a Seuside Story, Law and Lions, Sally in our Alley, John Overy, Mammon, London Characters, the Flying Dutchman, Martha Willis.