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durant ces années troubla un instant son jugement et son âme : ce fut l’assassinat de Rossi, avec qui il était lié intimement. Balbo assurait que, dans l’histoire contemporaine de l’Italie, il y avait trois pages qu’il voudrait pouvoir arracher. Une de ces pages était le meurtre de Rossi; les deux autres étaient l’assaut odieux livré par la démagogie au roi Charles-Albert à Milan, et l’insurrection de Gênes après Novare, tentative qui pouvait livrer l’indépendance piémontaise à l’Autriche et ajourner indéfiniment le succès du régime constitutionnel à Turin. M. de Collegno pensait de même. Il se sentait atteint par le meurtre de Rossi dans ses affections personnelles les plus chères et dans tous ses instincts de patriote; il se révoltait à la seule pensée que l’opinion européenne égarée pût envelopper la cause libérale de l’Italie dans une funeste solidarité avec de tels crimes. Depuis ce moment, dit M. d’Azeglio, « il suivit Savoie comme auparavant, mais d’un cœur plus triste et avec une espérance moins vive. »

Nul d’ailleurs n’était moins prompt que M. de Collegno à rechercher les dignités et les avantages d’un régime où il était fait pour figurer au premier rang. On fut obligé de lui faire un devoir de venir représenter le Piémont à Paris en 1852, et le dernier effort imposé à sa santé déjà déclinante fut le commandement militaire de Gênes au moment où l’armée piémontaise allait prendre part à la guerre d’Orient. Dès lors une maladie dont il était atteint depuis quelques années s’aggravait peu à peu, et il allait bientôt s’éteindre à Baveno, près du Lac-Majeur, au mois de septembre 1856. Même dans le temps où il était devenu un homme politique, et où sa santé déclinait déjà, M. de Collegno avait conservé le goût des courses géologiques, et une de ses dernières excursions dans les Alpes italiennes devint pour lui l’occasion d’une aventure singulière qui le remettait tout à coup en présence de sa jeunesse. Un jour de septembre, M. de Collegno se trouvait avec sa femme et un ami dans les vallées qui conduisent aux pieds du Mont-Rosa. On gravit les Alpes jusqu’à une assez grande hauteur. Les nuages s’épaississaient et le froid devenait intense. On ne distinguait plus ni végétation ni trace d’habitation humaine. Le guide aperçut seulement une hutte, et les voyageurs se disposaient à entrer, lorsqu’à leur grande surprise ils se trouvèrent en face d’un vieux berger demeuré seul sur ces sommets avec quelques brebis, tandis que les autres troupeaux étaient descendus dans la plaine. On alluma du feu, et pendant qu’on préparait un repas, M. de Collegno se mit à interroger le vieux berger sur son étrange existence. « Je suis ici, dit le berger, tous les ans depuis la Saint-Joseph jusqu’à la Saint-Michel; je garde quatre-vingt-dix brebis et deux chè-