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protéger les batteries, alors ce n’est plus de l’hilarité, c’est de l’indignation parmi les assistans. « Les Grecs, s’écrient-ils tous d’une seule voix, ne sont pas des esclaves. Si le commandant du génie veut des manœuvres, qu’il aille chercher des Égyptiens : ceux-là travailleront. » Et l’assemblée se dissout ainsi. « Ce n’est pas ma faute, ajoute le président de cet étrange conseil de guerre; vous voyez, ils ne vous comprennent pas. » Le fait est que le commandant du génie de Navarin était un étranger pour les Grecs, comme Santa-Rosa mourant à l’île de Sphactérie était un étranger. Souvent Collegno peut entendre de singuliers propos sur lui et sur son héroïque compagnon : « Que viennent faire ici ces Francs? dit-on; ce n’est point leur pays; ils n’ont ni famille, ni rien de cher à défendre, et pourtant ils partagent nos dangers. — C’est l’amour de la gloire qui les conduit ici, » reprend un autre d’un air de grand docteur. Nul ne se dit qu’il peut y avoir pour ces exilés une passion plus noble, celle d’un dévouement plus désintéressé à une cause juste. Parfois aussi durant ce siège surviennent des scènes d’un joli comique décrites d’un trait vif et avec une sincérité spontanée d’observation qui ne laisse pas d’être piquante. Voici ce qui arrive un jour pendant un combat naval livré devant Navarin : « Tandis que les flottes combattaient, raconte Collegno, j’étais à les regarder armé de ma lunette au milieu d’un groupe de généraux et d’officiers supérieurs. Mon voisin me demande ma lunette, et je la lui cède de bonne grâce; je la laisse passer de main en main, puis, quand je la redemande au bout d’un quart d’heure, elle avait disparu. Depuis que je suis en Grèce, c’est la première chose qu’il m’arrive de perdre ainsi. Si je l’avais confiée à un montagnard, à un berger, j’ai la pleine confiance qu’il me l’aurait remise; mais dans ce groupe il n’y avait que des officiers supérieurs! » On voit percer ici l’impression réelle de Collegno, qui avait une haute et sérieuse idée du peuple grec et une médiocre opinion de ses chefs.

La vie d’un exilé est souvent pleine de rencontres bizarres, et la fortune des révolutions a des combinaisons aussi étranges qu’imprévues. Lorsque la citadelle de Navarin ne peut plus tenir et qu’il faut se résigner à entrer en négociations avec Ibrahim-Pacha, en présence de qui va se trouver tout à coup Collegno? C’est d’abord un Polonais, le colonel Schultz, qui en 1821 a sauvé Santa-Rosa dans sa fuite à Savone, et qui lui-même, obligé de s’enfuir, est allé prendre du service dans l’armée du vice-roi d’Egypte. « La liberté, dit Schultz, la liberté pour laquelle je combattais depuis trente ans dans tous les pays, me laissait sans pain. A mon âge, il était impossible de choisir d’autres occupations; on vint m’offrir de passer au service de Méhémet-Ali : que pouvais-je faire?... Et en parlant