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une pleine évidence la glorieuse origine des Roumains. Il devient d’autant plus important de les étudier que l’ère des ballades naïves, des créations spontanées de la muse populaire, semble close en Roumanie. Aux rustiques rapsodes ont succédé les poètes lettrés. A Bucharest, à Iassy, à Galati, à Giurgevo, à Braïla, une nouvelle génération, plus curieuse de la correction littéraire que de la verve primitive du moyen âge, répète les vers des Héliade, des Alexandri, des Bolliac, des Assaki, des Bolintineano, des Alexandresco, des Rosetti, des Cretziano, des Donici, des Negruzzi, etc.; c’est à peine si les kolinde (espèce de noëls) appellent un moment l’attention de ces grandes cités sur les bardes des vieux temps.

La poésie des lettrés ne se contenta pas de supplanter dans beaucoup d’endroits la poésie populaire, elle en attaqua les idées fondamentales. De même que Cervantes avait opposé aux romans chevaleresques, qui perpétuaient les idées du moyen âge, un admirable roman satirique, un prêtre transylvain, Cichendela, s’est servi de la poésie pour discréditer les légendes. Strigoï (vampires), zméi (dragons), vêrcolaci (serpens qui dévorent la lune en temps d’éclipse), ont trouvé en lui un adversaire armé de ce bon sens railleur qui désespérait l’excellent don Quichotte. Vaincue dans les villes, la poésie populaire se maintient encore parmi les montagnards des Karpathes. Là, j’ai retrouvé les antiques croyances et les mœurs originales du passé. J’ai conservé un vif souvenir d’une excursion aux sources de la Jalomitza, qui naît dans les Karpathes de Valachie, se dirige vers le sud, et, après avoir reçu le Telagen et la Prahova, va se jeter dans le Danube, vis-à-vis d’Hirsowa. Comme la grand’mère dont parle la ballade de Chalga, je montais « en brave» le cheval d’un dorobantz (gendarme). L’imagination toute remplie des récits de nos bardes, je songeais à l’existence aventureuse des Boujor, des Tunsul et des Groza. Les jeunes Roumaines que je rencontrais renouvelaient par leurs chants tous ces souvenirs d’une époque déjà bien éloignée. En les écoutant, je croyais entendre Anitza qui versait du vin à Roujor dans une vedritza (mesure d’environ vingt litres), ou la belle «blonde aux cheveux dorés» qui suivait sur la montagne a le paon des forêts, brave, à la figure jeune et fière, » ou encore Ganta, « la jolie Ganta, » dont Codréan louait « les grands yeux provocans. » Une fois que nous eûmes dépassé Ploïesti, caché dans ses jardins et dans ses massifs d’arbres fruitiers, il me semblait que je rencontrais toutes les héroïnes de nos ballades. A Telega, combien j’aimais à voir les jeunes filles revenir le soir à la fontaine pour y remplir leur donitza (vase en bois) en répétant quelque refrain national ! C’était la Roumanie primitive, la Roumanie des héros et des poètes, qui ressuscitait devant moi. Je me rappelais en