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vécu exilé? Cette conjecture n’est pas aussi invraisemblable qu’elle le paraît au premier coup d’œil, car la mémoire d’Ovide était restée vivante dans l’imagination du peuple roumain. Lui-même ne nous raconte-t-il point qu’il avait appris à parler comme les Gètes et les Sarmates? Les Roumains de la Bessarabie nomment encore le lac de Cetatea-Alba (ou d’Ackermann) le lac d’Ovide (lacul Ovidului). Une ancienne tradition rapporte qu’il est venu des bords du Tibre un homme extraordinaire, qui avait la douceur d’un enfant et la bonté d’un père, que cet homme soupirait sans cesse et parlait quelquefois seul; mais quand il adressait la parole à quelqu’un, le miel semblait couler de ses lèvres.

Le Coucou et la Tourterelle (Cucul si Turturira) paraît aussi une idée empruntée aux Métamorphoses ; mais ici la transformation est volontaire, comme lorsque Jupiter se change en taureau et en cygne pour séduire Europe et Léda. Cette transformation ne fait-elle pas comprendre mieux que tous les discours la puissance d’un amour sans frein, qui ne redoute aucun abaissement pour triompher d’un cœur insensible? Sans s’insurger, ainsi que le Soleil, contre les lois de Dieu, le coucou termine son discours à sa « tourterelle chérie » par un trait qui n’indique pas une bien grande orthodoxie, et qui prouve assez qu’à ses yeux l’amour terrestre est bien supérieur à l’amour divin. Quelle différence entre cette ballade et la piesma qui nous montre le tsar Lazare abandonnant le trône, la vie et sa chère Militza pour obéir à la voix du ciel !

Cette différence entre le génie mystique des Slaves du sud et l’esprit des Latins du Danube, dignes héritiers de cette Rome qui subordonna constamment la religion à la politique, n’est sans doute pas nettement exposée dans la poésie populaire des Roumains. Cependant l’auteur d’une ballade intitulée le Pauvre Serbe (Serb sarac) a entrevu la profonde diversité qui existe entre les deux races, du moins dans l’expression de certaines passions. Le Serbe dont ce chant gracieux nous raconte l’aventure est en effet beaucoup moins dominé par les mouvemens impétueux de la sensibilité que Bogdan, Jovitza et le Soleil. Le Pauvre Serbe a été évidemment composé à une époque où les fils des vaincus de Kossovo avaient courbé la tête sous le joug ottoman, joug très lourd pour eux, car ils n’avaient pas, comme les Roumains, accepté une suzeraineté qui laissait la nationalité intacte; ils avaient subi tous les inconvéniens de la conquête musulmane. Malgré ce triste état de choses, le jeune Serbe, « pauvre. Dieu sait comme ! » conserve le goût des vêtemens splendides qui caractérise sa race. « Ses chausses sont de drap écarlate à cinq ducats l’aune; sa chemise est de soie; ses pieds sont chaussés de sandales festonnées dont chaque feston vaut un ducat, chaque bande une piastre