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trop orthodoxes que le zèle du clergé lui ménage dans un de ces établissemens, moitié prêches, moitié cours gratuits, qui constituent ce qu’on appelle une cooperative-hall.

Autrefois il n’en était pas ainsi, et sur l’emplacement actuel d’un vaste chantier de bois de charpente, au coin de Victory Street, les anciens de la cité se rappellent avoir vu subsister une vieille salle de spectacle où, dans les premières années du siècle, la tragédie, le drame et la farce avaient encore droit de passage. La ville bleue de Sheerness (blue town) était alors encombrée de matelots et d’officiers. C’était le temps des grandes guerres avec la France, le temps des invasions menaçantes, des apprêts de défense poussés avec une activité fiévreuse. Sheerness, moins vaste, moins bien ordonnée qu’on ne la voit aujourd’hui, était en revanche plus peuplée, plus bruyante, plus avide de plaisirs. L’argent des prises y affluait. Le théâtre y faisait ses affaires. Hamlet, Richard III, Macbeth, revenus à leur destinée originelle, retrouvaient dans cette petite ville, avec l’architecture élémentaire de la salle où jouait Shakspeare, l’auditoire naïf et enthousiaste qui, du temps d’Elisabeth, boxait aux portes du Globe.

L’impresario du théâtre de Sheerness était en 1807 M. Samuel Jerrold, sous le nom duquel mistress Jerrold, plus jeune, plus intelligente, plus voulante, régnait et gouvernait sans trop s’en cacher. Quatre ans auparavant (3 janvier 1803), un enfant leur était né, auquel on avait donné pour prénom le nom de famille de sa grand’mère; celle-ci était une Douglas et habitait Cranbrook, une des jolies petites villes agricoles du comté de Kent. Elle garda son petit-fils auprès d’elle tant que Mr. et mistress Samuel Jerrold, promenant de bourgade en bourgade et de grange en grange leurs talens plus ou moins méconnus, ne purent associer le marmot à ces hasardeux vagabondages. A peine fixés à Sheerness, ils le rappelèrent cependant, et il leur revint blond comme un chaume, blanc comme un agneau nouveau-né, frais et gaillard comme les petits bergers parmi lesquels il avait grandi. On eut quelque peine, semble-t-il, à ménager pour lui cette transition soudaine de l’air des champs à l’atmosphère des coulisses, mais on en vint à bout, et l’enfant de la balle dut subir sa vocation prédestinée. Le brodequin tragique remplaça les sabots qu’il avait portés jusqu’alors, et le petit polisson qui se vautrait naguère, heureux et libre, dans les fossés de Cranbrook, devint, bon gré, mal gré, un de ces pauvres mannequins vivans que les Hermione échevelées, les Glocester en fureur, étouffent tour à tour dans leurs convulsions factices d’amour ou de haine. Il eut ainsi ses soirées de gloire et d’ennui, mêlées de terreur et d’orgueil, de menaces et de bonbons. Certain vieux sacristain de