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« De son bras intrépide, Etienne se fait jour à travers les ennemis, — et de leur sang versé la terre rougit autour de lui. — D’une balle atteint, son cheval — écume, chancelle, tombe, pousse un dernier hennissement et meurt. — Etienne est tombé avec lui. — « Mes pages, s’écrie-t-il, ne vous rendez pas, serrez-vous autour de moi. » — Kraïot, qui a vu sa chute, crie de son côté : « Compagnons, victoire! — L’ennemi est tombé, il est mort; — mettez la main dessus, jetez-le aux corbeaux, qu’ils trouvent aussi — à se réjouir quand nous assouvissons notre vengeance! »


À ce cri : « Enfans, ne vous rendez pas! » Purice, un des aprodi d’Etienne, met pied à terre, relève le domnu et lui présente son cheval; mais ce cheval étant très grand et Etienne très petit, Purice se met à genoux : a Seigneur (domnule), dit-il, permets-moi de te servir de taupinière, » et, plaçant le pied d’Etienne sur son épaule, il l’aide à monter en selle. « Taupinière! répond Etienne avec la gaieté latine; tu seras movila (colline) !» Après la bataille, le prince, rentré à Suciava, sa capitale, fit venir Aprod Purice. « Purice, lui dit-il, tu m’as servi de taupinière, tu porteras désormais le nom de Movila; tu m’as prêté ton cheval, je te donne cinq terres; tu m’as apporté la tête de Kraïot, je te fais grand armas (maître d’armes, chef de l’artillerie et des fusiliers), et je t’accorde la main de la fille du brave pàradab (maire) de Romano que les Magyars nous ont tué. » Cent ans plus tard, un descendant de Purice, Jérémie Movila Ier (1595-1600), montait sur le trône d’Etienne le Grand.

Après la mort du vainqueur de Romano, les Moldaves, environ- nés d’ennemis, furent forcés d’accepter sous Bogdan V (1504-1517) la suzeraineté des Turcs. Bogdan se montre dans les ballades aussi résolu que son père; pourtant dans le chant populaire qui porte son nom il est éclipsé par le glorieux prince Etienne, le héros invincible, assis sur un trône doré au milieu d’une vaste salle pleine de boyards, de guerriers, hetmans et vestiars, « aussi riches qu’ils étaient braves.» L’humiliation que le successeur du héros fut obligé de subir est symbolisée par son alliance avec « la fille du riche Litéan, qui a abjuré sa religion. » Le « renégat, ravi au fond de l’âme, » caressant « sa vieille moustache avec satisfaction, » n’est-il pas le type de ces chrétiens apostats qui virent avec joie les soldats de l’invincible Etienne subir la suzeraineté des padishahs?

Cependant la période de vassalité, trop décriée, eut ses héros et ses martyrs. Dans la ballade intitulée Codréan, la poésie populaire nous montre en traits saisissans l’impression que faisait sur le peuple la suzeraineté des Turcs dès l’origine même de cette suzeraineté. Quatre-vingt-dix ans après l’avènement du grand Etienne (1546), Élie II (Hiech-Voda) montait sur le trône des domni de la Moldavie, et déjà les inconvéniens de la vassalité ne pouvaient être