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qui excite son attelage : Haye, ho, hay, ho, boourcan[1] ! Saisi par les pantziri, le laboureur est amené dans la ville et interrogé par le prince, a Sois sans peur, pauvre Roumain; — dis-nous quel est ton nom. — Je suis sans peur, car je suis Roumain. » Après avoir dit son nom et sa profession, Choïman Bourtchel ajoute avec la mâle énergie d’un vétéran que le malheur n’a pas abattu :

« Avant d’être ce que je suis... un laboureur, — j’avais un superbe étalon — et une massue formidable — hérissée de gros clous pointus, — laquelle, quand je la brandissais, — écrasait huit ennemis à la fois — et laissait de larges vides dans leurs rangs. — Hélas! au temps où j’étais encore — un homme valide pour la guerre, — j’ai abattu bien des ennemis ; — mon bras a brisé bien des têtes, — et de Tatars et de Lithuaniens, — et de Hongrois orgueilleux. — Mais au combat de Resboeni — la massue s’échappa de ma main — sous le coup d’un sabre païen. — Hélas! elle ne tomba pas seule à terre, — ma main aussi tomba avec elle — à côté du païen qui tomba. — Depuis lors je ne sais plus que devenir, — car je suis resté pauvre et invalide; — je n’ai ni maison, ni charrue, — ni jeunes bœufs à mettre au joug. — Vainement j’ai prié et encore prié — tous les riches habitans du village — de me prêter une charrue pour une heure, — afin de labourer un coin de terrain. — Pendant six jours, je les ai suppliés — sans qu’ils fissent attention à moi. — Alors, prince, j’ai quitté le village — et suis allé trouver mon frère; — il m’a prêté sa charrue aujourd’hui, — et j’ai commencé aujourd’hui mon labour, — car l’homme pauvre n’a pas sa place au soleil; — il n’a point, hélas! de jours de fête, — mais rien que des jours de labeur! »


Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’on trouve peu de morceaux dans les chants populaires de l’Europe orientale comparables au discours de ce Bélisaire roumain, de ce vieux soldat mutilé pour la patrie et oublié dans la misère. Avec quelle noble fierté il rappelle son ancienne valeur et son dévouement à la t’era romanesca! Comme il mêle habilement ce nom glorieux de Resboeni, justement cher au cœur d’Etienne, au récit de ses services, mettant en quelque sorte son sort sous la protection d’un souvenir dont le prince a le droit d’être fier! Quelle simplicité mâle dans la narration de son infortune! La réponse d’Etienne n’est pas d’une moindre beauté. Il veut récompenser le vétéran tout en lui donnant encore l’occasion de servir la patrie; il veut que sa destinée soit unie à celle de son prince, et qu’il veille pour lui à la frontière, constamment menacée. Bourtchel a perdu son bras en combattant pour la terre roumaine; il lui consacrera ce qui lui reste de forces et de facultés. La colline qu’il vient de labourer lui appartiendra avec six bœufs et

  1. C’est le cri que les paysans roumains adressent aux bœufs et aux chevaux pour les exciter au travail.