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comme l’âme de cet édifice. Encore aujourd’hui les maçons placent dans les fondemens des maisons qu’ils bâtissent de longs roseaux qui leur ont servi à mesurer l’ombre de quelque passant. Ce passant doit, en vertu de cette opération magique, mourir au bout de quarante jours et être métamorphosé en stahie.

Cependant les maîtres-maçons, après avoir prêté leur serment, s’endormirent. Le lendemain, à peine l’aurore avait-elle brillé au sommet des Karpathes, que Manoli grimpait sur son échafaudage pour promener au loin ses regards sur les rives de l’Argis, qui roule des paillettes d’or. Tout à coup il aperçoit Flora, sa jeune épouse, digne par sa beauté de porter le doux nom de la déesse des fleurs. À cette vue, saisi d’épouvante, il tombe à genoux, il lève les mains au ciel, il conjure l’Éternel, dans une inexprimable angoisse, de sauver sa compagne bien-aimée. Dieu, — et ce n’est pas un des traits les moins touchans de la ballade, — Dieu prodigue les miracles pour arrêter Flora. Les pluies inondent la plaine, puis un vent furieux tord les platanes et dépouille les sapins; mais la jeune Roumaine n’est pas effrayée de ces convulsions de la nature, son amour semble plus fort que la volonté même de Dieu: elle avance, elle avance toujours, et les impitoyables maçons « éprouvent à sa vue un frisson de joie. » Quant à Manoli, ce Régulus valaque, cet esclave du serment, il dissimule sa profonde douleur, il essaie de faire croire à Flora qu’il s’agit d’une simple plaisanterie : « car nous voulons rire, — pour rire, te murer. » Rassurée par ces paroles, la jeune femme « rit de bon cœur, » tandis que son mari, « fidèle à son rêve, » se met au travail en soupirant; mais Flora, effrayée de sa tristesse, le conjure de cesser «ce jeu fatal. » Manoli écoute ses prières dans un morne silence, et la muraille monte avec rapidité jusqu’aux genoux, jusqu’aux hanches, jusqu’au sein de l’infortunée!


« Manoli, Manol, — ô maître Manol! — assez de ce jeu, — car je vais être mère. — Manoli, Manol, — ô maître Manol! — le mur se resserre — et tue mon enfant ! »


Ainsi s’exprime la pauvre Flora; mais ses plaintes pathétiques ne peuvent rien contre le destin. Bientôt elle disparaît, et on entend à peine sa voix « gémir dans le mur. »


« Depuis lors église et couvent, — demeurés fermes sur leur base, — jettent le passant dans l’extase[1]. »


La croyance qui sert de fond à cette ballade est populaire dans toute la péninsule orientale, c’est-à-dire depuis les Karpathes jusqu’à la mer qui baigne la Grèce, car on la retrouve chez les Serbes

  1. Ces derniers vers sont d’un poète contemporain, M. C. Bolliac.