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Manoli (Manuel, de manus) est un idéal comme Romulus, Numa et Homère, qui personnifient à Rome et en Grèce la force, la loi et la poésie. Aussi ne faut-il pas s’étonner des difficultés qu’il rencontre quand il veut exécuter les ordres de Radu. Toutefois la puissance d’organisation dont Radu était l’agent prédestiné finit par triompher des forces indomptées de la barbarie. Les murailles construites par les Romains furent relevées comme par enchantement, Pinum (Pitesti), Thyanus (Bucharest), Tiriscum (Tirgoviste), redevinrent des cités. L’église d’Argis, souvenir glorieux de cette renaissance, est encore l’orgueil d’un peuple qui conserve, sous une forme profondément symbolique, la mémoire des obstacles de toute espèce dont il a dû triompher.

Les premiers vers du Monastère d’Argis éveillent dans l’âme la pensée de ces obstacles. Lorsque le prince Radu interroge sur la situation du mur délaissé un jeune berger joueur de doïnas[1], le berger répond avec une sorte de terreur qu’en voyant ce mur, ses chiens se sont élancés en hurlant à mort. Loin d’être effrayé de ce récit, le domnu se sent disposé à lutter pour accomplir son œuvre contre les puissances de la terre et de l’enfer. Sans manifester aucune hésitation, il se met en marche, va droit au mur et ordonne aux maçons de travailler immédiatement. Ceux-ci s’empressent d’obéir; mais chaque nuit l’ouvrage du jour s’écroule. Le poète, en laissant ignorer à quelle cause il faut attribuer ce prodige, augmente l’impression qu’il produit. Il nous fait comprendre la vague terreur qu’un pays longtemps ravagé et comme frappé par la colère du ciel doit inspirer à ceux qui s’efforcent de le rendre à la civilisation et pour ainsi dire à la vie; il nous donne une idée de l’effroi instinctif que laisse après elle la barbarie trop longtemps triomphante. L’antique croyance de l’Orient aux avertissemens donnés en songe fournit à la poésie populaire un moyen d’avancer l’action. Manoli, le maître-maçon, s’endort découragé. Alors une voix du ciel, — cette voix dont parlent si souvent les écrits des rabbins et même les livres saints, — lui annonce que le travail des ouvriers ne réussira que lorsqu’ils auront muré dans l’édifice la première femme qui viendra le matin apporter des vivres à l’un d’entre eux. Les neuf maîtres-maçons s’engagent par serment à satisfaire ainsi la puissance ennemie qui rend leurs efforts inutiles. C’est en effet une opinion fort répandue en Roumanie qu’aucun édifice ne peut subsister sans que la fondation en soit accompagnée de l’immolation d’une personne qui se transforme en stahié, une ombre qui devient

  1. Les doïnas (doïne) sont de petites pièces de vers qui se chantent sur un ton lent et plaintif.