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où s’était conservée la mémoire de quelque brigand fameux, prêtant une oreille attentive aux chansons des pâtres et des jeunes filles. La première série des ballades populaires de la Roumanie, fruit de ces patientes recherches, parut à Iassy en 1852, et la seconde en 1853. Malheureusement M. Alexandri n’a encore mis au jour qu’une partie des poèmes que le temps travaille activement à faire disparaître, et dont il ne restera bientôt que des lambeaux épars. Hâtons-nous, à l’aide de ces précieux documens, de restituer quelques-unes des pages les moins connues de l’histoire roumaine, et de montrer ainsi le lien étroit établi par les mœurs entre le présent et le passé de la Moldo-Valachie.


I.

Le psautier du métropolitain Dosithée, œuvre essentiellement populaire publiée sous les règnes de Grégoire Ghika II et d’Etienne Petricieu, se terminait par ces vers :


«La race de la terre moldave, d’où rayonne-t-elle? — D’Italie, que tout homme le croie. — Flaccus d’abord, puis Trajan, ont amené ici — les ancêtres des heureux habitans de ces pays. — Ils en ont fixé les limites. — Par les signes qui existent, on peut le voir. — Trajan, de la souche de ce peuple, a rempli — la terre roumaine, l’Ardialie[1] et la Moldavie. — Les preuves en sont debout; on les voit par lui faites. — La tour Séverine se maintient depuis longtemps[2]. »


Qu’on ne s’imagine pas que ces détails historiques fussent inintelligibles pour les masses. Lorsque Dosithée, en traduisant les psaumes, nommait Dieu l’empereur qui n’a point d’égal, il n’était que l’écho de la poésie populaire, qui ne connaît pas de qualification plus élevée que celle qui a été portée par Trajan. Le peuple a même presque divinisé le vainqueur de Décébale et des Daces intrépides. Non content de perpétuer son souvenir dans les rochers escarpés, dans les plaines nombreuses qui portent son nom (praful Trajanului, — campul Trajanului), il lui a donné une sorte d’autorité sur les phénomènes célestes. C’est ainsi que la voie lactée est devenue le chemin de Trajan, et que pendant l’orage on s’imagine entendre le guerrier terrible qui précipita sur la Dacie les légions indomptables de la ville éternelle. De même que Romulus, le fondateur de Rome, idéalisé par l’apothéose, est resté aux yeux de la foule le Romain par excellence, ainsi Trajan a été considéré par l’imagina-

  1. La Transylvanie.
  2. La tour de Sévérin n’a point été bâtie par Trajan, comme le croit le poète d’après Procope, mais par Sévérinus, gouverneur de la Mésie sous l’empereur Philippe.