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thold Auerbach, sa sympathie vraiment humaine, l’optimisme confiant qui le soutient au milieu de ses plus sévères peintures, tout cela donne à ses récits une valeur inestimable. Cette inspiration du conteur est surtout manifeste au moment où M. Auerbach achève de publier l’édition complète de ses œuvres. Cette publication sera doublement bienvenue, si elle annonce chez l’ingénieux romancier l’intention de commencer une carrière nouvelle. C’est un grand point de s’arrêter à temps et de ne pas épuiser une veine heureuse. Les paysans de la Forêt-Noire et de la Thuringe, ceux que M. Gottfried Keller met en scène, tous ceux que peignent aussi M. Adalbert Stifter, M. Melchior Meyr, et tant d’autres écrivains à la suite, attirés par le succès de Berthold Auerbach et de Jérémie Gotthelf, ces paysans étudiés avec un soin si curieux sont-ils donc les seuls personnages dont les destinées puissent nous émouvoir ? Un critique éminent, M. Julien Schmidt, rappelait à ce propos ces vers de Goethe : « N’as-tu donc pas vu la bonne société? Ton livre ne nous montre que des saltimbanques et des gens du peuple. — La bonne société? Oui, je l’ai vue; on l’appelle la bonne société, parce qu’elle ne fournit pas le moindre texte pour la moindre composition poétique. » Les vers de Goethe étaient une réponse aux censeurs de Wilhelm Meister. Au siècle de Goethe en effet, il n’y avait que deux classes de la société qui offrissent au poète des types originaux ; c’était le haut et le bas de l’échelle, les grands seigneurs et les vagabonds. Effacée, indécise, sans vices ni vertus, la bourgeoisie semblait ne pas exister. Aujourd’hui au contraire, — ainsi continue le critique, — c’est la bourgeoisie qui est tout, ou plutôt il n’y a plus de castes, le tiers-état est devenu la nation, et c’est la vie de cette nation qu’il faut peindre. Ces conseils de M. Julien Schmidt, il appartient à M. Auerbach de se les appliquer courageusement. Qu’il publie encore ses almanachs populaires[1], puisqu’il sait parler la langue du peuple, et que le peuple l’écoute volontiers; qu’il y insère de nouvelles histoires de village, comme il l’a fait récemment, rien de mieux : ce n’est pas là pourtant que doit se borner son ambition. Un véritable artiste est tenu de se renouveler sans cesse. M. Auerbach a trop de sève pour emprisonner ainsi son imagination.

Il faut le redire une fois pour toutes : cette veine est épuisée. Lorsque l’Allemagne, vers 1840, accueillit avec tant de faveur ces peintures de la vie rustique, on était las des romans de high life, on voulait échapper aux salons de M. de Sternberg, et ces parfums des

  1. Berthold Auerbachs deutschter Familien-Kalender, 1858. — Deutscher Volks-Kalender, 1859; Stuttgart, chez Cotta.