Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/397

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de lettres dont il recherche la compagnie, quitte à les traiter parfois de pékins comme il lui arriva pour Voltaire[1]. C’est à cette bonne fortune que Chasot devra de ne pas mourir, à ce titre qu’il méritait d’avoir sa place dans cette histoire anecdotique, je dirai presque épistolaire, qui côtoie l’autre. Il eut entre tous l’amitié de Frédéric; là fut sa gloire et souvent aussi son tourment. « La Mettrie, dans ses préfaces, vante son extrême félicité d’être auprès d’un grand roi qui lui lit quelquefois ses vers, mais en secret il pleure avec moi. » Ainsi parle Voltaire, qui devait se connaître en semblables tribulations. Chasot eut à les subir comme tant d’autres, et s’il ne pleura pas, mainte fois il eut à quitter la place. Les potentats de l’espèce de Frédéric et de Napoléon exercent sur le génie et le talent une irrésistible attraction, par cela seul qu’ils savent les reconnaître, et que pour le génie comme pour le talent être reconnu par qui de droit est le premier besoin. Aussi les gens qui veulent de la considération et de la renommée n’ont-ils qu’à gagner dans le commerce de ces maîtres du monde; mais quel désappointement inénarrable les attend le jour où il leur arrive de se croire autorisés à compter sur un sentiment quelconque d’humanité de la part de ces sublimes protecteurs! Les héros comme Frédéric et Napoléon savent reconnaître le mérite, mais ils ne savent ni l’aimer ni l’admirer, car l’admirer, ce serait lui élever une sorte de trône auprès du leur, et jamais ils n’y consentiraient. De là ce refroidissement graduel des grands esprits qui les avaient d’abord fréquentés avec ardeur, de là les colériques soubresauts de Voltaire, l’exil volontaire de d’Alembert, et dans une sphère moins relevée, les transports indignés de la Mara et la mauvaise humeur de Chasot, qui lui aussi eut ses jours d’hypocondrie. « La place n’était pas tenable. » C’est ce qu’ils disaient tous : fuir cet horrible Sans-Souci comme la peste, ne plus entendre l’odieux roulement de ce fauteuil qu’on approche de la cheminée, ne plus avoir devant les yeux l’impatientante figure de ce caporal grognon et cacochyme! Et ils n’avaient pas plus tôt quitté Potsdam que le mal du pays les prenait, et qu’il leur fallait y revenir, car l’homme égoïste qui régnait là était au demeurant grand et fort, et s’il tyrannisait son monde et le persécutait par boutades, il possédait seul, entre tous les monarques de son époque, le secret de savoir reconnaître la valeur des gens.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Voltaire, lettres à Mme Denis.