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ditions. « Vous croyez peut-être que le grand Frédéric aime la musique, disait un jour Sébastien Bach au compositeur Graun. Erreur, mon cher; il n’aime que la flûte, et si vous vous imaginiez qu’il aime la flûte, vous vous tromperiez encore, car il n’aime que sa flûte. » J’en pourrais dire autant de ses goûts littéraires et philosophiques, dans lesquels entraient pour beaucoup certaines satisfactions d’amour-propre qu’il se plaisait à se donner vis-à-vis de l’Europe. Une personne d’un rare esprit, la vieille Mme de Rocoules, qui fut sa gouvernante pendant sa première jeunesse, n’avait du reste rien négligé pour lui inculquer cette prédilection pour la langue française. « Vous verrez que mon petit prince sera un de nos plus grands auteurs,» s’écriait-elle un jour en montrant à Charles Duhan, autre Français de l’entourage pédagogique, je ne sais quelles mauvaises rimes échappées à l’inspiration du jeune lieutenant-colonel de seize ans. Voyez pourtant ce que sont les prophéties ! Tandis que l’excellente dame croyait entrevoir là un grand auteur, le propre père de Frédéric, ce praticien grognon et pédantesque qui ne connut jamais d’autres délices en ce monde que l’école de peloton, Frédéric-Guillaume grommelait amèrement en faisant allusion au double dilettantisme de son fils : «Voilà un joueur de flûte et un poète qui va me gâter toute ma besogne! » Les deux oracles se trompaient sans doute, mais surtout Frédéric-Guillaume, car si l’auteur de l’Epitre sur la modération dans l’amour, pas plus que l’auteur des Mémoires pour servir à l’Histoire de mon temps, ne fut et ne sera jamais, quoi qu’on fasse, ni un grand poète, ni un écrivain remarquable, force est bien aussi de reconnaître qu’en fait d’administration, de politique et de guerre, l’homme qui a ravi la Silésie à l’Autriche, lutté sept ans contre une coalition européenne, et fini après tant de combats et de vicissitudes par laisser en mourant un royaume de six millions d’âmes, un trésor de 70 millions de thalers, et une armée de deux cent trente mille soldats, cet homme-là n’a gâté la besogne de personne, pas même de son glorieux père.

Dans cette histoire un peu intime de Frédéric le Grand, de quelque côté que vous regardiez, sur les champs de bataille ou dans le petit cercle académique, vous trouverez Chasot. Il était, lui aussi, des deux camps. Un tableau de Cunningham, qui représente Frédéric revenant à cheval du champ de manœuvre, nous montre sur le second plan, confondue parmi les officiers d’ordonnance du roi, l’élégante et chevaleresque figure du brave major Chasot. Et ce héros des belles journées de Mollwitz et de Hohenfriedberg, ce personnage que vous avez partout rencontré où il y avait des coups d’épée à échanger, vous n’ouvrez pas un volume de correspondances du temps sans l’y voir faire belle mine au milieu des savans et gens