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ment rendues, et je crois que Lubeck dans le besoin trouvera dans ce juste et sage monarque un protecteur dont nous pourrons nous glorifier. » On voit par ce passage d’une lettre adressée au sénateur Krohn (3 janvier 1780) que Chasot venant à Berlin y devait régler certaines questions pendantes entre sa majesté prussienne, son digne et gracieux maître, et la sérénissime république lubeckoise, sa troisième patrie, dont il embrassait les intérêts avec l’ardeur la plus méritoire, se faisant une sorte de point d’honneur de célébrer ses moindres avantages[1].

La mission du sénat n’était cependant ici que le prétexte. Chasot avait deux fils qu’il voulait absolument placer dans l’armée. Ce plan, dès longtemps caressé, l’ancien lieutenant-colonel aux dragons de Baireuth s’était vu forcé d’y renoncer lors de sa rupture avec Frédéric, et, faute de mieux, avait pris le parti de se retourner du côté du roi de France, qui tout de suite avait admis les deux jeunes gens en qualité de capitaines au Royal-Allemand. Singulières mœurs de ce temps, où pour les fils d’un gentilhomme français l’armée française pouvait n’être qu’un pis-aller, et où deux jeunes gens, brevetés par Louis XVI du titre de capitaines, regardaient comme un objet digne d’ambition l’exercice du même emploi sous les drapeaux prussiens! Que cette opinion fut celle de Frédéric, passe encore; aussi le vieux caporal agit-il en conséquence : «Si vos fils sont placés au service de France, je vous conseille de les y laisser, car vous n’ignorez pas qu’il est impossible de les agréger en arrivant ici comme capitaines de cavalerie dans mon armée! » Mais Chasot, profitant de la bonne intimité rétablie, revenait à la charge, sans trop avancer cependant, car Frédéric, toujours intraitable sur l’hiérarchie et la discipline, répondait aux sollicitations de plus en plus pressantes par des argumens d’une autorité décourageante. Aux lieu et place du chevalier, plus d’un se fût désisté; mais Chasot n’abandonnait point aisément son idée, et si depuis que ses deux fils étaient au monde, il avait nourri et dorloté celle-là, tout ce qu’il voyait et retrouvait à son retour à Berlin ne faisait que l’y

  1. « Avant-hier, en dînant avec sa majesté, j’ai eu une dispute avec le comte de Finckenstein, premier ministre d’état, qui prétend que les harengs fumés de Hollande sont les meilleurs, et moi je suis du sentiment que ceux fumés à Lubeck, surtout les petits, valent mieux. Il fut décidé de les comparer et goûter en même temps. Je supplie donc le sénat de m’aider à terminer cette affaire avec honneur et d’envoyer deux petites boîtes de ces deux sortes de harengs fumés, l’une au roi, l’autre à son excellence le comte de Finckenstein. Cette bagatelle, venant avec une aussi bonne occasion, ne peut être que très agréable et produira un très bon effet. » — Et ailleurs : » J’ai reçu, cher sénateur, les deux boîtes avec les bretlings qu’on a trouvés excellens, et pour lesquels sa majesté et le comte de Finckenstein m’ont chargé de faire à la bonne ville de Lubeck leurs remercîmens. »