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ses poiriers, lorsqu’on vint lui annoncer que le sénat l’avait fait dictateur. C’était du reste la merveille de Lubeck que ce Marly : au dehors, un verger, des promenades, des étangs poissonneux, des fleurs et des fruits en profusion; au dedans, une habitation commode, élégante, bien disposée, chaude en hiver, fraîche en été, beaucoup de livres dans la bibliothèque, beaucoup de vins vieux dans la cave, et la plus belle vue du monde. Un philosophe eût trouvé là son paradis, mais Chasot n’était qu’à moitié philosophe et pensait comme notre père Adam qu’il ne saurait y avoir de paradis sans la femme. Il rêvait donc la solitude à deux, mais une solitude honnête, légitime, et dont un homme de quarante-cinq ans qui se respecte ne puisse avoir jamais à rougir. Il faut bien le dire, Chasot approchait alors du demi-siècle, mais sans que rien chez lui trahît encore l’heure du déclin. Les gens de cette époque ne vieillissaient pas comme ceux de notre temps, et le costume entrait pour beaucoup dans cet avantage. Avec des soins, de l’élégance, et pourvu qu’il sût conserver sa taille, un coureur de Cythère risquait d’aller fort loin sans paraître trop écloppé. Qu’est-ce que la chute des cheveux quand la mode veut qu’on porte perruque? qui s’embarrasse d’une ride que le fard a le droit de masquer? Avoir bon pied, bon œil, c’était la grande et l’unique affaire; le reste ne regardait que le valet de chambre. Les très authentiques fredaines de certains sexagénaires illustres de l’époque ne peuvent même s’expliquer qu’à l’aide de cette espèce de transformation opérée par l’illusion et l’artifice, et c’est seulement du jour où la fiction de la perruque a cessé d’être respectée de tous, que l’âge a repris ses droits sur l’homme. A Dieu ne plaise que rien de ce que nous remarquons là puisse s’adresser à Chasot, resté jeune en dépit des années, et qui, leste et bien découplé, avec son air chevaleresque et sa séduction personnelle, se serait aisément passé au besoin des ressources dont la mode de son temps lui accordait le bénéfice!

Il y avait à Lubeck en ce moment un peintre italien chargé par le sénat de décorer la salle d’audience de l’hôtel de ville. Cet homme s’appelait Stefano Torelli, et rappelait, sinon par le talent, du moins par l’accent vigoureux de sa physionomie et l’âpreté de ses mœurs, le type de l’artiste florentin au XVIe siècle. S’étant pris de querelle à Rome avec un camerlingue, il lui planta son couteau dans le ventre, et dès lors, comme on pense, n’eut rien de mieux à faire que de s’expatrier. L’électeur Auguste III régnait en Saxe, Stefano vint à la cour de Dresde. Il y reçut l’accueil le plus favorable, tant de la part du prince, qui l’avait connu jadis en Italie, que de sa noblesse. Les commandes abondèrent, et en même temps les invitations de toute sorte, car cet artiste passait aux yeux de ce monde pour un gentilhomme déguisé, et, s’il en fallait croire le bruit qui courait, il