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pour clavecin un forte-piano de Silbermann, une flûte ou deux, quand le roi jouait des trios avec Quantz. Un ou deux castrati et de temps à autre une des meilleures chanteuses de l’Opéra recevaient ordre et une voiture du roi pour son voyage de Potsdam. L’on n’entendait dans ces concerts que des voix ou des flûtes; tous les autres instrumens n’étaient là que pour l’accompagnement. »


Dans cette vie de fête, les tribulations avaient cependant aussi leur part, et Chasot devait bientôt l’éprouver lui-même. « Chasot, ce Chasot que vous avez vu maudissant la destinée doit la bénir; il est major, et a un grand escadron qui lui vaut seize mille francs au moins par an : » voilà ce qu’en 1743 Voltaire écrivait à Mauvillon. Depuis cette époque, le brillant officier de fortune était devenu lieutenant-colonel, et Dieu sait quel chemin il avait fait dans la faveur du maître! Malheureusement Chasot était dépensier et prodigue à l’excès. Nous l’avons vu tout à l’heure dépenser dans une fête onze mille trois cents écus; son train ordinaire était sur ce pied-là. Beau joueur, galant compagnon, viveur superbe et raffiné, il aimait à jeter l’argent par les fenêtres. Et comme ce n’est pas avec les appointemens d’un lieutenant-colonel et douze ou quinze mille livres de rente, qu’il pouvait avoir en son particulier, qu’on subvient longtemps à de pareilles équipées, force fut bien dans les momens trop difficiles de recourir à la munificence du roi et d’implorer les beaux yeux de sa cassette. Frédéric était économe, point avare, et n’avait d’autre souci que d’accroître le nombre de ses soldats. Son armée, on peut le dire, faisait son unique dépense, son seul luxe; il mettait sa gloire à l’augmenter, à l’instruire, à la pomponner, et dès qu’il avait de côté la moindre épargne, il éprouvait une satisfaction d’amateur et de collectionneur à se donner un ou deux régimens de plus[1]. Les hommes pratiques (et le roi de Prusse l’était en dépit de Pégase) ont mieux à faire qu’à aider aux folies des dissipateurs. Comme ce géomètre qui disait d’une tragédie de Racine : « Qu’est-ce que cela prouve?» ils veulent, quand ils vident leurs poches, que cela leur serve à quelque chose. Or rien au monde n’est plus inutile que de payer les dettes d’un joueur; c’est le tonneau des Danaïdes, et les finances d’une monarchie y passeraient. À ces demandes d’argent incessamment répétées, Frédéric répondit d’abord d’assez bonne grâce, puis en rechignant, puis enfin il se dit que c’étaient quatre ou cinq régimens de grenadiers qu’il avait perdus à la bataille, et

  1. Dans les occasions où la population de ses états ne fournissait pas au roi de quoi se passer cette fantaisie, il envoyait au dehors des officiers recruteurs. Chasot eut lui-même en 1750 une mission de ce genre auprès des ducs de Mecklembourg-Schwerin et de Mecklembourg-Strelitz, et reçut à cet effet une somme de 90,000 thalers qu’il employa très utilement, s’il faut l’en croire.