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abois se mit en devoir d’en référer à son souverain, lequel, peu endurant de sa nature, entra dans une colère folle à l’idée d’avoir été bafoué par une ballerine. La réponse de Frédéric fut qu’il fallait réclamer immédiatement l’intervention de la république de Venise en cette affaire, et au besoin employer les mesures coercitives pour amener la signora à remplir son engagement. La sérénissime république déclina sa compétence et allégua pour excuse que le comte Cataneo, n’étant point accrédité en qualité d’envoyé de sa majesté prussienne, n’avait pu agir que comme personne privée. Alors on eut recours, sans réussir davantage, aux ministres de France et d’Espagne. Cependant le carnaval s’avançait, et Berlin continuait à ne pas voir venir sa danseuse; mais le roi n’était point homme à en démordre. Le comte Dohna, son ministre à Vienne, reçut l’ordre péremptoire de régler le différend avec M. de Contarini, envoyé de la république près la cour d’Autriche, et comme le sénat continuait à faire la sourde oreille, les autorités prussiennes s’empressèrent de saisir les équipages de l’ambassadeur vénitien Capello, qui, voulant se rendre à Londres par Hambourg, avait eu l’imprudence de s’aventurer sur les terres de Frédéric. L’attentat produisit au palais ducal l’effet qu’on en espérait, et peu de temps après M. de Contarini était en mesure d’annoncer au comte Dohna que le gouvernement de la république, afin de complaire aux légitimes vœux de sa majesté, venait de faire arrêter la signora Barbarina Campanini.

Restait maintenant à transférer la belle de Venise à Berlin et à la soustraire pendant toute la durée de l’expédition aux tentatives et coups de main du jeune lord, plus éperdûment épris de son idole depuis qu’on la lui enlevait pour le roi de Prusse. La chose était de conséquence, et le cabinet de Saint-Marc, s’éclairant en ce point si délicat des instructions du comte Dohna, n’eut garde de rien négliger pour mener à bien une œuvre si heureusement commencée. A la faveur des ombres de la nuit, ou, si l’on aime mieux, per amica silentia lunœ, la brillante signora, dûment accompagnée de sa respectable mère et d’une suivante, fut conduite sous bonne escorte hors de Venise. Puis, une berline de voyage hermétiquement close l’ayant transportée à Palmanuova, elle y trouva, en mettant le pied sur la frontière autrichienne, un ancien intendant du comte Dohna, nommé Mayer, et d’une résolution à toute épreuve. Cet honnête fonctionnaire exhiba aux yeux du commandant militaire vénitien les pleins pouvoirs qu’il tenait de son excellence l’ambassadeur Contarini, et l’aimable captive lui fut à l’instant remise, ainsi que la responsabilité ultérieure du voyage. Outre les mesures de sécurité auxquelles naturellement Mayer avait à pourvoir jour et nuit, le comte Dohna s’était fait un plaisir de lui tracer de sa propre