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épreuve avait eu lieu à la satisfaction générale, c’était encore lui, le roi, qui fixait le jour si impatiemment attendu de la représentation.

Ce jour-là, tout Berlin avait la fièvre. A cinq heures s’ouvrait le théâtre, à six commençait la symphonie d’introduction. Il fallait voir en ces solennités les lourds carrosses de gala s’ébranler des quatre points de l’horizon. Aux abords du théâtre, quel tumulte et quel remue-ménage! Peu à peu se remplissent les loges et les galeries de la vaste salle illuminée a giorno, à l’entrée du parterre sont apostés deux gardes du corps en habits rouges à broderies d’argent, et de chaque côté de la scène deux grenadiers de Potsdam se tiennent immobiles, l’arme au pied. L’un après l’autre apparaissent dans l’orchestre les divers membres de la chapelle, trente ou quarante exécutans environ, que va diriger le maestro Graun en personne; le voilà qui s’assied au clavecin, perruque en tête et manteau rouge sur l’épaule. Tout à coup la musique des gardes du corps et du régiment des gendarmes, installée dans les loges découvertes du troisième rang, sonne une fanfare : c’est la reine-mère et la reine qui entrent et prennent place avec tout un cortège d’altesses dans la grande loge du milieu. Les princes du sang occupent le parquet et se rangent autour du fauteuil du roi, dressé près de l’orchestre. Les portes s’ouvrent, clairons et timbales de saluer de nouveau : cette fois une émotion parcourt la salle; Frédéric marche droit à sa place, passe la salle en revue du bout de sa lorgnette, s’assied. L’ouverture commence.

Un opéra de Graun était alors le fin régal des connaisseurs; mais le public, tout en professant une juste et profonde estime à l’endroit de ces élucubrations méritoires, réservait son enthousiasme pour d’autres divertissemens : la danse et le ballet par exemple, qu’il ne se lassait pas d’applaudir et de célébrer dans la personne de la Barbarina, leur plus illustre coryphée. Parmi ces reines de l’air et ces étoiles qui brillent un soir et disparaissent dans un nuage de gaze et de tarlatane, je doute qu’il y en ait eu dont la renommée ait fait plus de bruit. Si extraordinaires que soient les succès de ce genre auxquels ont assisté les générations nouvelles, il faut croire que rien de tout cela ne saurait se comparer à la prestigieuse puissance que vers l’an de grâce 1744 exerçait la Barbarina sur le public de Berlin, et certes dans cet immense applaudissement, dans cette acclamation unanime de la ville et de la cour, sa beauté, ses talens, son esprit entraient pour beaucoup; mais alors pourquoi l’aimable virtuose, qui n’en était plus à ses débuts, aurait-elle passé à Paris, à Londres, à Venise, je ne dirai point sans être remarquée, à Dieu ne plaise! mais sans y provoquer ces explosions de fanatisme? C’est qu’à Berlin seulement ces avantages se compliquaient de l’attrait irrésistible