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Tout était oublié. Frédéric, partant pour une inspection en Silésie, emmena Chasot dans son état-major. Pendant toute la durée du voyage, le chevalier vécut en intimité avec le prince Ferdinand, frère du roi, et le prince Ferdinand de Brunswick. Ce ne fut qu’au retour à Berlin, et après avoir passé quelques jours au château, qu’on lui permit de prendre congé pour rejoindre son régiment. Les dragons de Baireuth étaient alors casernes à Treptow, sur la frontière du Mecklembourg, et à quelques milles de la jolie résidence d’Alt-Strelitz, où le duc Adolphe-Frédéric III et son élégante compagne, la duchesse Sophie-Dorothée, tenaient leur cour. Chasot n’eut garde de négliger le précieux voisinage, et devint bientôt un des membres les plus assidus de l’aimable coterie. La duchesse, excellente musicienne, avait une chapelle fort renommée; le chevalier de son côté ne haïssait pas la musique, et savait même au besoin mettre à profit les leçons de flûte qu’il avait reçues de Frédéric. Tout cela faisait qu’on s’entendait à merveille et qu’on bénissait chaque jour le sort d’un si ingénieux rapprochement. Chasot dirigeait tout, menait tout; l’orchestre lui paraissant trop peu nombreux, il l’augmenta. Puis, s’étant aperçu qu’il n’y avait point de salle de concert dans le château, il en fit bâtir une, et la duchesse, émerveillée de voir un tel héros jouer si galamment de la flûte traversière, en perdait le boire et le manger. Quant au duc, il ne cessait de se l’écrier d’admiration, et cédant à l’entraînement général, Jean-Guillaume Hertel lui-même, le maître de chapelle de la cour, écrivait sa Théorie de la musique pour servir à l’usage de M. Le chevalier de Chasot.

C’était, on l’avouera, échapper galamment aux ennuis de la vie de garnison, qui du reste pour Chasot ne se prolongeait guère au-delà des mois d’automne. Sitôt le carnaval ouvert, le roi rappelait à la cour son favori, et Dieu sait quelle joie on avait alors à se retrouver entre gens de plaisir et de guerre, tous beaux esprits et bons vivans. L’Opéra de Berlin comptait à cette époque parmi les merveilles du genre ; Graun et Hasse y donnaient leurs chefs-d’œuvre, qui rencontraient là pour interprètes les plus illustres virtuoses de l’Italie : Salimbeni, Romani, Bruscolini, Porporino, la Venturini et la Masi. Chaque saison voyait au moins se produire deux opéras de Graun ; ainsi se succédèrent en quelques années (1744-1748) Artaxerce, Caton d’Utique, Alexandre et Porus, Lucius Papirius, Adrien en Syrie, Démophon, Caïus Fabricius et Cinna. Frédéric, en amateur expert, ne manquait pas une répétition; il réglait les mouvemens, mettait en scène et faisait manœuvrer le corps de ballet du bout de cette même canne à bec de corbin dont il se servait sur les champs de bataille. Quand la dernière