Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/368

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« J’arrivai le soir dans la ville de Spandau, où le régiment du prince de Prusse, frère du roi, était en garnison. J’y passai la nuit. Le lendemain, à dix heures avant midi, je montai dans ma voiture pour me rendre à la forteresse, éloignée de quatre cents pas de la ville. J’avais déjà passé un bout de la chaussée et me trouvais à quarante pas du premier pont-Ievis, lorsque j’aperçus une quantité de chevaux et entendis une voix qui criait à mon cocher d’arrêter. Cette voix était celle de son altesse royale le prince de Prusse, qui mit pied à terre, s’approcha de ma voiture, m’ordonna d’en descendre et de l’accompagner à la forteresse, où il voulait me livrer lui-même au commandant, nommé M. de Kleist. Celui-ci parut étonné de me voir arriver à côté du prince de Prusse à la tête d’une grande escorte, composée de princes, de généraux et de plusieurs ministres étrangers. Son altesse royale eut la bonté de me mener avec elle sur tout le rempart jusqu’au bel appartement qu’elle m’y avait destiné, et dont elle voulait bien elle-même me mettre en possession. Cet aimable et généreux prince me dit alors ce peu de mots, qui resteront toujours gravés dans ma mémoire et dans mon cœur : « Adieu, Chasot; gardez votre bonne humeur, je viendrai vous voir. Les honnêtes gens vous feront compagnie, et, comme la belle promenade sur le rempart vous donnera à tous de l’appétit, ma cuisine et ma cave en ville ne laisseront rien manquer à votre table, quelque nombreuse que soit votre compagnie. »


Au reste, le séjour dans la forteresse de Spandau, qui s’annonçait, comme on voit, sous les plus favorables auspices, ne devait point se prolonger au-delà de quelques semaines. Le roi, de retour à Potsdam d’une tournée qu’il venait de faire aux eaux de Pyrmont, ne tarda pas à se reprendre au souvenir de son ami captif. Soit revirement d’idée, soit qu’il eût d’avance résolu de s’en tenir à l’impression morale, il écrivait, en date du 17 juin, au général Schwerin : « Quoique je n’aie pas pour habitude de me départir des jugemens et arrêts prononcés par moi, et que bien au contraire j’entende qu’ils soient exécutés dans leur rigueur, j’ai néanmoins décidé, en considération de sa vaillance et de ses bons services, de relever le major Chasot, du régiment de Baireuth, du temps de forteresse qui lui reste à faire, et comme j’ai à lui parler, vous aurez à lui intimer l’ordre de se rendre ici à Potsdam, auprès de moi, pour rejoindre ensuite son régiment, quand je le jugerai convenable.» Quelques jours après, les deux amis se revoyaient. Frédéric essaya bien d’abord de froncer le sourcil et de parler d’un ton bourru; mais Chasot n’était point homme à se laisser déconcerter. Quand il eut exposé les faits tels qu’ils s’étaient passés, et prouvé qu’il avait agi sans reproche et seulement selon ce que l’honneur et les circonstances commandaient, force fut à son royal maître de s’humaniser et de finir la scène comme il n’aurait peut-être pas demandé mieux que de la commencer, en le pressant dans ses bras.