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Prusse ait constamment l’œil attaché : l’agrandissement de sa maison et le bonheur de ses sujets ; tout dépend d’une pareille règle de conduite, pourvu que l’on se garde en outre des alliances capables de servir un intérêt étranger. Après avoir d’une voix ferme et calme développé ces principes de politique nationale, le roi éleva sa pensée vers Dieu et termina en s’écriant : « Je meurs satisfait, car je connais maintenant la valeur de celui que j’ai pour successeur. » Trois jours plus tard, le 31 mai 1740, Frédéric-Guillaume rendit l’âme.

Cinq mois se sont écoulés depuis la mort de Frédéric-Guillaume, et le jeune roi, qu’un zèle trop ardent aux affaires a rendu malade à son tour, habite de nouveau Rheinsberg, où il vient se délasser des premières fatigues et des premiers soucis du trône et tâcher de se guérir par le changement d’air d’une fièvre qui le travaille obstinément depuis plusieurs semaines. Bientôt la résidence s’anime d’une vie active, le va-et-vient continuel des visites recommence, et voilà les beaux jours du passé qui semblent renaître. Déjà Frédéric s’apprête à reprendre le cours de ses chères études, si souvent interrompues en ces derniers temps par les voyages forcés et les exigences de la politique ; déjà les représentations théâtrales sont remises en question. On parle de monter la Mort de César, et il ne s’agit de rien moins que de fonder à Berlin une scène française, laquelle doit s’ouvrir au mois de juin de l’année suivante sous la direction de l’acteur La Noue, chargé par Voltaire au nom de sa majesté prussienne d’engager une troupe assez complète pour jouer la comédie et la tragédie, — lorsque tout à coup un événement inattendu renvoie tous ces projets au second plan.

Le 20 octobre, l’empereur Charles VI était mort en son château de la Favorite à la suite d’un léger malaise qu’il avait ressenti à la chasse quelques jours auparavant. Au moment où cette nouvelle parvint à Rheinsberg, Frédéric tenait le lit dans un accès de fièvre si violent que l’adjudant-général Finckenstein crut devoir attendre pour lui communiquer la dépêche que la crise eût un peu cédé. À l’annonce de cet événement, Frédéric ne témoigna pas la moindre émotion ; il se contenta de sauter à bas de son lit et d’ordonner à son secrétaire intime de mander sur-le-champ à Rheinsberg le feld-maréchal comte de Schwerin et M. de Podewils, ministre de cabinet. Puis il écrivit tranquillement à Voltaire : « Mon cher Voltaire, l’événement le moins prévu du monde m’empêche pour cette fois d’ouvrir mon âme à la vôtre comme d’ordinaire et de bavarder comme je le voudrais : l’empereur est mort. Cette mort dérange toutes mes idées pacifiques, et je crois qu’il s’agira au mois de juin prochain plutôt de poudre à canon, de soldats, de tranchées, que d’actrices, de ballet et de théâtre… Je vais faire passer ma