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de merys, le bâtiment vint s’échouer à l’embouchure d’une petite rivière où il fut mis au pillage. Vers le soir, les cadavres et les captifs, au nombre de douze, furent transportés à un village peu distant de la côte. Les survivans furent attachés par les mains, chacun à un arbre, et les trois cadavres (le maître avait expiré) furent suspendus par les talons à des branches pour que les chiens ne pussent y toucher. La nuit était obscure, il pleuvait à verse; des feux allumés tout le long du rivage servirent à diriger les pirogues, qui n’abandonnèrent le vaisseau que quand il n’y eut plus un clou, un morceau de fer, et qui y mirent alors le feu. Au matin, cinq chefs, au nombre desquels était Aimi, suivis d’une foule considérable, vinrent s’asseoir en cercle dans un terrain nu, à côté du rivage, et se mirent à délibérer avec des gestes véhémens et de longs discours. Puis Aimi vint vers Rutherford, le délia lui et un autre, et les fit asseoir. Les quatre autres chefs prirent de même chacun un homme; ensuite, faisant un signe à un indigène qui se tenait à l’écart, ils lui dirent quelques mots. Celui-ci se leva sans hésitation, prit son tomahawk, se dirigea vers les arbres où six hommes étaient encore attachés, brandit six fois son arme, et en abattit un à chaque coup. Les naturels faisaient de hideuses contorsions et poussaient de grands éclats de rire en entendant les cris et les râlemens de ces malheureux, tandis que d’autres brandissaient leurs merys sur la tête des survivans. Le carnage achevé, ils creusèrent huit larges trous, profonds d’un pied, les emplirent de bois sec et les couvrirent de pierres plates. Cependant d’autres dépeçaient les cadavres et les coupaient en morceaux; le bois avait été allumé; quand les pierres furent rouges, des membres et des lambeaux de chair, après avoir été lavés dans la rivière, y furent appliqués; puis les sauvages s’assirent en cercle sur un tas de feuilles et procédèrent à leur horrible festin. Pendant qu’ils mangeaient, les enfans se disputaient autour d’eux des ossemens à demi rongés, et les femmes préparaient du poisson et de la racine de fougère pour les captifs. Le lendemain, les chefs, assis en cercle, se firent apporter de grands baquets dans lesquels on avait préparé le restant des cadavres avec du porc et des pommes de terre, et firent une distribution à la multitude. Ensuite, après quelques échanges ou partages de butin, ils se séparèrent.

Quatre des compagnons de Rutherford furent ainsi dispersés, et jamais celui-ci n’eut de leurs nouvelles. Le cinquième, épargné pendant un an, fut assommé au bout de ce temps pour avoir, disait-on, contribué par des maléfices à la mort d’une vieille femme, mère d’un chef; mais on ne le dévora pas, son cadavre fut livré à Rutherford pour être inhumé comme il lui plairait. Quant à notre matelot, qui était alors un jeune homme de vingt-quatre ans (la catastrophe