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génie ne faisaient plus, comme les peuples enfans, du lieu de leur habitation le centre du monde, et ne se croyaient plus l’unique objet de la création : leur pensée s’étendait au-delà de l’horizon qu’embrassaient leurs yeux, et les anciens préjugés commençaient à faire place à de plus pardonnables erreurs.

Cependant savans et voyageurs étaient à l’œuvre. Les uns, par la comparaison des ombres solaires, s’efforçaient de mesurer le globe; les autres s’aventuraient au-delà des colonnes d’Hercule, pour jeter un regard curieux sur le monde. Dans le premier siècle de l’ère chrétienne, au temps de Strabon, la sphère terrestre est partagée en cinq zones : l’équateur brûlant, une double ceinture de glaces aux pôles, deux zones tempérées. Si le monde est sphérique, une conséquence doit en résulter, devant laquelle Strabon ne recule pas : c’est qu’en partant de la Bretagne ou de l’Ibérie, et en s’avançant droit devant lui, le navigateur doit arriver aux Indes. De plus, dans la zone tempérée méridionale, est-il invraisemblable qu’il y ait des habitans? Strabon ne le pense pas; seulement ces habitans, sans communication avec les régions que nous habitons, doivent différer de nous.

Telle est, sous forme d’induction, la première mention de ce monde austral, peuplé par les Zélandais, par les Mélanésiens, par des hommes en effet si dissemblables des peuples de la Grèce. Pomponius Mêla affirme leur existence : il les appelle les habitans de l’autre terre, antichthones, comme aujourd’hui nous les appelons les hommes qui vivent sous nos pieds, les antipodes. En ce temps-là, il y a dix-huit siècles, si les terres du monde austral étaient peuplées, comme il est vraisemblable, si les sauvages qui se sont répandus dans la Nouvelle-Zélande et dans l’Australie avaient accompli leurs migrations et leurs mélanges, ils devaient être incultes comme aujourd’hui, et de même se repaître de chair humaine. Ce n’était pas là pourtant ce qu’inventait le génie grec : dans ces régions, séparées des pays connus par le soleil, quelques tronçons de fables et de légendes nous permettent de supposer que la Grèce plaçait, comme dans Thulé, comme chez les Hyperboréens, le séjour des bienheureux. Aux fatigues d’une incessante activité les poètes opposaient, comme image du bonheur, le repos et la facile abondance. C’est ainsi que l’esprit humain conduit toujours son rêve au-delà des réalités, et embellit ce qu’il ne connaît pas. Les traditions confuses qui se rattachent aux antiques déplacemens de nos pères nous racontent de même qu’en descendant des plateaux de l’Asie, ils s’en venaient vers l’Occident chercher des terres fortunées. Pour nous, les régions de l’Inde, où naît le soleil, ont été jadis cette terre d’abondance et de prospérité que l’homme place vers des horizons qui