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courses aventureuses, un lieu s’était rencontré dont le souvenir lui revenait sans cesse à la pensée. Et puis sa trentième année venait de sonner ; après avoir beaucoup voyagé, il en était arrivé à rêver le repos. À peine de retour en France, il quitta le Méridien pour s’embarquer sur un autre navire qui se rendait en droiture au Chili. Son cœur battit avec force quand il aperçut, après trois grands mois de traversée, la rade où il lui tardait de jeter l’ancre. Il se découvrit avec allégresse devant cette terre retrouvée ; il lui semblait que les rochers, les horizons lointains et les cimes blanches des Andes le reconnaissaient et répondaient à son joyeux salut. Son émotion redoubla quand il revit la demeure de don Ignacio. Doña Luisa, dans tout l’éclat de la première jeunesse, passait obscurément sa vie entre son père et sa vieille tante, sans envier l’existence plus brillante de sa sœur aînée. Comme le paisible héros du conte persan, au lieu de lancer son imagination à la recherche du bonheur, elle l’attendait sous le toit paternel.

Un jour, don Ignacio tenait en main un journal dans lequel il était question des premières découvertes des placeres de la Californie. Il le parcourut à haute voix ; puis, s’adressant au docteur Henri, qui entrait au même instant : — Eh bien ! docteur, dit-il avec un sourire amical, vous n’avez pas envie de faire comme les autres, d’aller à la recherche des trésors ?

— Qui vous a dit cela ? Si j’ai doublé le cap Horn une fois de plus, ç’a été tout exprès pour retrouver au bord du Pacifique un trésor que je savais y être caché !

Le visage de doña Luisa se couvrit d’une telle rougeur, que son père comprit clairement le sens des paroles prononcées par le docteur. — Mon ami, reprit-il en lui tendant la main, vous ne craignez donc plus d’aliéner cette indépendance à laquelle vous teniez tant ?

— Tout bien considéré, répondit le docteur Henri, l’indépendance du cœur convient seulement à l’extrême jeunesse ; elle perd son charme quand la réflexion nous fait voir dans cet amour désordonné de la vie errante une des formes de l’égoïsme. Ceux qui m’ont traité d’insensé quand j’ai quitté mon pays pour courir le monde ne manqueront pas de m’appeler un fou parce que je viens chercher ici le bonheur… Eh bien ! j’accepte cette qualification, qui n’a rien d’injurieux à mon avis. Quiconque poursuit son idée envers et contre tous est un fou, mais un fou raisonnable, et qui sait ce qu’il fait ; c’est un loco cuerdo !


THEODORE PAVIE.