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grosse perte pour moi… Par ici, par ici, donne-moi ta main, que je la serre à travers ces planches.

Don Agustin baisa respectueusement la main du vieux hidalgo et se remit à enlever courageusement les obstacles qui s’opposaient à la délivrance de celui-ci, tout en ayant soin d’étayer les parties les plus chancelantes du plancher.

Ce travail avait demandé du temps. Les deux filles de don Ignacio et la tante Mariana, inquiètes de ne pas le voir sortir, entraînèrent le docteur du côté de son appartement. Quand il entendit à quelques pas de lui la voix de ses deux filles, don Ignacio, qui voyait enfin le passage libre, s’écria avec l’accent de la reconnaissance :

— Dieu soit loué, mes enfans ! Vous êtes saines et sauves. Remerciez cet homme de bien, ce courageux garçon que le ciel a envoyé vers moi.

Don Agustin portait ce jour-là son costume de guapo, mais doña Mercedès le reconnut, quoiqu’il osât à peine se tourner vers elle. La jeune fille poussa un grand cri, et ses bras, qu’elle tenait levés vers le ciel dans un transport d’émotion et de surprise, s’enlacèrent autour du cou de son père. On eût dit qu’elle voulait empêcher celui-ci de reconnaître trop brusquement don Agustin.

— Je vous l’avais annoncé, répétait la tante Mariana ; vous n’avez pas voulu me croire..

— Eh bien ! eh bien ! répliqua don Ignacio, nous avons tous échappé… — Relevant alors la tête, il aperçut le visage de celui qu’il nommait hautement son libérateur. Une rougeur subite colora ses joues ; il se recueillit un instant pour maîtriser son émotion. Doña Mercedès avait repris sa pâleur de marbre ; elle tremblait. Un grand combat se livrait dans le cœur de don Ignacio ; à la vue du Godo, il avait frémi de colère et prononcé entre ses dents le mot de trahison ; puis, faisant un retour sur lui-même et se résignant à la volonté de Dieu, qui s’était servi du bras d’un ennemi pour l’arracher à un péril imminent, il recouvra la sérénité de son esprit. Après quelques momens de silence, le vieux hidalgo, regardant en face don Agustin, lui dit enfin d’un ton lent et solennel :

Amigo, j’ai armé contre toi la main de mon neveu don Ramon, et tu as baisé la mienne !… Je t’ai haï, et tu as volé à mon secours !… Tu n’es qu’un Godo, mais tu as le cœur noble et généreux… Pourquoi te refuserais-je le prix que tu as mérité ? Prends le bras de ma fille, de Mercedès, et allons ensemble chercher un refuge dans les ranchos[1] de mon habitation. Ma demeure est détruite… Je suis à moitié ruiné…

— N’en croyez rien, jeune homme, interrompit doña Mariana ; je

  1. Cabanes habitées par les serviteurs des grandes exploitations rurales.