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entendre sur la galerie, et don Ignacio entra, donnant le bras à une petite femme âgée, qui s’avança lestement au milieu du salon.

— Ah ! voici doña Mariana, la tante et la marraine de mon père, dit Luisa au docteur. — Et elle courut embrasser la petite vieille. Celle-ci avait l’œil vif et la physionomie animée ; elle parlait avec assurance, d’une voix sonore, et relevait souvent les boucles de ses cheveux gris pour montrer la petitesse de sa main.

— Eh ! bonjour, mes enfans, dit doña Mariana. Vous vivez ici dans une telle retraite qu’il faut venir vous y relancer pour avoir de vos nouvelles. Ignacio, mon neveu, vous avez là de charmantes filles !… Votre Mercedès est bien la plus belle personne de la province, et je ne m’étonne plus qu’elle ait fait sensation dans la capitale…

— Ma tante,… Interrompit Ignacio.

— Eh bien ! quoi ? Elle a fait sensation, votre Mercedès ; croyez-vous qu’elle ne le sait pas ? Que voulez-vous dire avec vos gestes ?… Et la petite !… Viens ici, ma Luisa, que je te regarde ; tu as été si prompte à venir te jeter dans mes bras que je n’avais pas eu le temps de te voir. Eh ! la voilà toute grande ; jolis yeux noirs, beaux cheveux châtains. Elle est charmante, ma foi ! Je crois me voir à son âge… Ah ! mes enfans, la jeunesse passe vite ; profitez-en. Dans mon temps, on savait s’amuser, on était de joyeuse humeur, on aimait le plaisir. Depuis ces grands changemens politiques, il n’en est plus ainsi. Les révolutions rendent-elles les hommes plus sages ? Je n’en sais rien, mais à coup sûr elles ne les rendent pas plus gais… — Puis, se tournant vers le docteur : — Señor caballero, lui dit-elle, vous qui êtes étranger, que pensez-vous de notre pays ?

Le docteur n’eut pas la peine d’articuler la réponse ; la petite vieille, s’asseyant auprès de la fenêtre, en face du miroir où elle se plaisait à voir l’image de sa propre physionomie, alluma une cigarette de maïs, et resta bien une demi-minute sans rien dire. Elle se reposait et prenait des forces pour recommencer une conversation dont jusqu’ici elle faisait tous les frais. Don Ignacio et ses deux filles semblaient embarrassés de sa visite ; la loquacité désordonnée de la vieille tante pouvait soulever de délicates questions. De son côté, le docteur craignait que la franchise indiscrète de doña Mariana ne compromît le succès des démarches qu’il devait tenter. Il régna donc au salon un profond silence, tandis que la tante de don Ignacio lançait dans l’air les premières boudées de sa cigarette.

— Ah çà ! mes enfans, dit-elle en promenant sur ses petites-nièces des regards surpris, est-ce qu’il est de mode maintenant que les jeunes filles ne parlent pas ? Et vous-même, don Ignacio, avez-vous perdu l’usage de la parole ? Qu’y a-t-il donc ? Que se passe-t-il entre vous ?… Suis-je de trop ici ?