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des rues son cri monotone : Las doce han dado, sereno ; vira Chile indepedente ! « Il est minuit sonné, temps serein ; vive le Chili indépendant ! »


IV.

Quelques jours après la rencontre que nous venons de raconter, le docteur Henri était allé faire sa visite accoutumée à bord du Méridien, mouillé en grande rade : il y a toujours dans un nombreux équipage quelque matelot maladroit qui se laisse choir dans la cale ou se blesse en travaillant aux agrès. Sa tournée achevée, le docteur revenait à terre dans un joli canot poussé par six avirons. La brise fraîche du matin chassait gaiement les vagues vers le rivage, et faisait flotter majestueusement en tête des mâts les pavillons des frégates et des corvettes envoyées en station dans les mers du sud par les grandes puissances maritimes ; les navires baleiniers de toutes nations laissaient sécher au soleil leurs voiles usées par les tempêtes du cap Horn. Plus près de la plage s’alignaient, en avant des trois-mâts à la marche rapide qui portent à travers le monde les produits de l’Europe et de l’Amérique du Nord, les bricks et les goélettes à la fine carène venus du Callao, de Guyaquil ou de Panama ; les légères polacres de Marseille, de Gènes, de Livourne, mieux faites pour louvoyer au milieu de l’archipel grec que pour braver les grosses houles de l’Océan-Pacifique, et les bâtimens chiliens chargés de ces belles feuilles de cuivre rouge tirées des mines de Coquimbo, qui reluisent sur le flanc des vaisseaux comme des cuirasses. Il n’y a que la mer qui puisse offrir ces spectacles pleins d’animation dans lesquels se révèlent l’audace et l’énergie du génie de l’homme.

Tout en traversant cette flotte réunie sur un seul point de tous les pays du monde, le docteur laissait errer son regard sur la côte de Valparaiso, si pittoresque, si imposante à voir du large, et qui s’élève par rampes régulières depuis les sables du rivage jusqu’à la Cordillère, cachée sous la nue. Dans un pli de terrain, au second plan de l’immense panorama déroulé devant ses yeux, s’abritait la vallée riante où le hasard lui avait fait découvrir don Ignacio et ses deux filles. Le docteur n’oubliait point qu’il devait aussi une visite à cette famille souffrante. Il songeait au rôle difficile que don Agustin lui avait tracé lors de leur entrevue, et il s’étudiait d’avance à le remplir de son mieux.

Lorsque son canot toucha l’extrémité du môle, le docteur sauta lestement à terre ; pais, après s’être arrêté un instant pour s’assurer que les matelots du Méridien retournaient à leur bord sans pas-