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— Son état est grave, alarmant, répondit le docteur.

— Ah ! reprit don Agustin, il y a quelque chose de plus alarmant, de plus incurable, c’est l’obstination de son père ! Il ne permet à personne de l’approcher. Croyez-vous que Mercedès soit folle ?

— Son père le dit, sa sœur le croit.

— Et vous, docteur, qu’en pensez-vous ?

— Si elle ne l’est pas tout à fait, elle est peut-être en train de le devenir.

— Don Ignacio a perdu la tête, et il fera mourir sa fille de chagrin !… J’aurais pu tenter un coup hardi, pénétrer sous un déguisement près de Mercedès, obtenir de lui parler, ou au moins de lui écrire, en glissant quelques pièces d’argent dans la main des servantes ; ce sont là de tristes moyens, docteur, des ruses de comédie qui répugnent à ma loyauté… Je me permets quelquefois de rôder par ici, comme un exilé qui s’approche furtivement des frontières de sa patrie, voilà tout… Tenez, docteur, pour redonner la vie à cette famille qui végète tristement dans la douleur, il faudrait qu’un homme sensé, intelligent, un homme de cœur, fît connaître à don Ignacio et à Mercedès le dénoûment fort simple et peu dramatique de l’imbroglio dont vous savez le premier acte… Voulez-vous être cet homme, docteur ?… Ce serait une cure qui vous ferait le plus grand honneur.

— Je ne suis qu’un étranger, un inconnu, que le hasard a conduit au milieu de cette famille.

— Le hasard ! reprit vivement don Agustin, dites plutôt la Providence et le bon ange de la maison, doña Luisa. Ne m’avez-vous pas dit que c’est elle qui est allée vous chercher au milieu de votre promenade ? Oh ! la charmante enfant ! Et sa vie se passe entre deux grandes douleurs dont elle porte tout le fardeau !

— Eh bien ! demanda le docteur, que faudrait-il donc faire ?

— D’abord il faut bien comprendre la situation et avoir une connaissance exacte du caractère des deux malades. Je dis les deux malades, docteur, car don Ignacio ne jouit pas de la plénitude de sa raison. Il est obsédé par une idée fixe, la haine qu’il porte aux Godos. Au fond de son cœur, il est bon, il aime tendrement sa fille, il s’en veut de ce mouvement de colère qui a amené un duel entre don Ramon et moi ; mais il est de l’école des pères absolus, et croirait compromettre, humilier sa dignité paternelle, s’il consentait à s’expliquer sur cet incident fâcheux. Il a beau se répéter à lui-même qu’il a eu raison, qu’il agirait de la même manière, si la chose était à recommencer : il a regret de ce qui s’est passé… Plus il a de repentir, moins il veut se l’avouer, et plus il se raidit contre un aveu qui lui rendrait pourtant le calme qu’il a perdu. De son côté, doña Mercedès a été profondément blessée de l’affront que lui a fait