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est marquée par un grand acte d’indépendance et de vigueur, où paraissent ses instincts naturels. Il était fort lié avec les Marillac, et quand Richelieu exila le garde des sceaux à Châteaudun, et livra le maréchal à une commission extraordinaire, parfaitement bien composée pour l’envoyer à l’échafaud, le maréchal ayant réclamé la juridiction du parlement, dont il relevait comme grand-officier de la couronne, Matthieu Molé, alors procureur-général, n’hésita pas à accueillir cette réclamation, et il la porta lui-même au parlement. Le cardinal irrité lit rendre au conseil d’état un arrêt qui mettait au néant les conclusions du procureur-général, lui enjoignait de comparaître en personne pour rendre compte de sa conduite, et lui interdisait l’exercice de sa charge. Molé se présenta devant le roi et devant Richelieu avec le calme et la dignité que donne une bonne conscience, et le cardinal, sur lequel le courage ne manquait jamais son effet, l’estimant d’ailleurs et le sachant sans intrigue, trouva bien plus sage d’acquérir un tel homme que de le briser, et fit lui-même sa paix avec le roi. Un des parens de Richelieu, le maréchal La Meilleraye, vit le procureur-général, et dans un entretien qui nous a été conservé par un contemporain véridique, Omer Talon, alors avocat-général, La Meilleraye fit doucement comprendre à Matthieu Molé qu’il fallait s’accommoder au temps. Si Matthieu Molé eût été l’homme tout d’une pièce qu’on a rêvé, il eût répondu à La Meilleraye que la justice est la justice, que Marillac avait un droit certain d’être jugé par ses juges naturels et non par une commission, que cette juridiction légitime, c’était le devoir du procureur-général de la revendiquer, dût-il y périr. Molé ne fit point cette réponse. « Le procureur-général, dit Omer Talon, déféra aux raisons du maréchal La Meilleraye, et commença à rabattre quelque chose de son ancienne sévérité. » Il ploya donc sous la main de fer de Richelieu, et laissa faire ce qu’il ne pouvait empêcher. Il vit avec douleur, mais sans murmurer, Richelieu frapper à coups redoublés sur l’indépendance de la compagnie, casser ses arrêts, exiler et emprisonner plusieurs de ses membres, et fouler aux pieds, particulièrement dans le procès du duc d’Épernon, les formes les plus substantielles de la justice. C’est ainsi qu’en 1641, de procureur-général il devint premier président de la main de celui qui avait fait monter Marillac sur un échafaud, et qui tenait encore Saint-Cyran à Vincennes. Claude Le Pelletier, depuis contrôleur-général des finances, si digne de foi et par sa scrupuleuse probité et par sa haute admiration pour Molé[1], nous apprend

  1. Bibliothèque impériale, Supplément français, n" 2431, Mémoire sur la Vie et les Actions de M. Molé, garde des sceaux de France. Voici le début de ce curieux mémoire, jusqu’ici resté inédit : « La vénération que j’ai toujours eue pour la mémoire de M. Molé, qui a été procureur-général, premier président et garde des sceaux, m’engage à ne pas laisser perdre par ma mort les choses singulières que j’ai sues de ce grand homme. Il avoit honoré feu mon père de son amitié, et il m’a souffert l’approcher lorsque j’étois encore fort jeune... »