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couvre à elle. Il était voilé, lorsqu’il s’approcha des disciples d’Emmaüs ; il marcha durant la moitié du jour avec eux. Leurs cœurs brûlaient ; ils devinaient que leur compagnon était un être supérieur ; ils étaient loin toutefois de supposer que c’était leur maître lui-même, qui ne dessilla leurs yeux qu’en disparaissant après la fraction du pain. Comme Jésus s’est conduit avec ses disciples, le Père céleste se conduira avec ses enfans. »

Lavater consacre plus d’une page à cette hypothèse, et la termine par cette chaleureuse exclamation : « Christ ! tu paraîtras à l’âme aimante à laquelle j’écris, ainsi qu’à moi, d’abord voilé ; puis tu te montreras de telle sorte qu’on ne puisse plus te méconnaître. Nous te verrons mille fois, toujours autre, toujours le même, à chaque instant plus beau, à mesure que notre âme s’embellira, et jamais nous ne te verrons pour la dernière fois. »

Telles sont les pensées que Lavater expose à l’impératrice, non sans quelque désordre, mais avec une naïveté et une délicatesse qui s’adressent au plus profond de notre cœur. Sans doute saint Augustin, Bossuet, Nicole dans son chef-d’œuvre sur les quatre fins, ont depuis longtemps et bien mieux précisé nos destinées futures que ne l’a fait l’honnête curé suisse ; mais, habitués à ne lui demander que des notions physiognomoniques, nous sommes surpris de l’entendre professer de plus graves enseignemens, et c’est avec émotion que nous découvrons en lui une de ces mille intelligences égarées qu’un point seulement sépare de l’éternelle doctrine. En signalant ces pages inédites de Lavater, j’éprouve aussi, je l’avoue, un singulier plaisir à mettre en lumière les graves et sérieuses idées d’une princesse dont la mémoire est justement vénérée par les populations russes. Assurément cette belle intelligence ne leur a pas été enlevée tout entière, car elle a transmis sa générosité, sa franchise au souverain qui règne aujourd’hui en Russie, et qui, joignant à ces vertus natives l’énergie que réclament les circonstances, saura, nous l’espérons, continuer et compléter l’œuvre de Pierre Ier


Pre AUGUSTIN GALITZIN.



REVUE LITTERAIRE.


La confusion des arts et les emprunts qu’ils se font l’un à l’autre sont des symptômes qui attestent dans les œuvres d’imagination une décadence réelle. On a plus d’une fois signalé ici même la fâcheuse influence exercée sur la langue par cette poésie plastique et pittoresque qui florissait il y a quelques années. Aujourd’hui d’autres procédés tendent à prévaloir. Ce n’est plus avec le peintre et le sculpteur, c’est avec le musicien qu’on prétend rivaliser. Au lieu de s’en prendre aux préoccupations matérielles, qui tuent la poésie, dit-on, n’est-ce pas aux poètes eux-mêmes qu’il faudrait reprocher de compromettre la cause qu’ils prétendent servir ? Est-ce défendre la poésie que de la livrer aux hasards de ces révolutions d’esthétique qui trahissent l’indécision plutôt que la force ? Est-ce même la respecter que de la faire tour à tour l’humble servante des procédés qui appartiennent aux autres arts ? Si l’on sait ce qu’il faut craindre, on ignore ce qu’il faut espérer. Cette inquiétude n’est pas dissipée par la préface du nouveau recueil poétique de