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vages fort peu pittoresques, qui font la chasse aux espèces sonnantes, au lieu de faire la chasse au renard bleu. Vous les avez vus sous le péristyle de la Bourse, où ils cherchent une dupe, à la police correctionnelle, où ils viennent rendre compte de leurs actions, dans les alentours des lieux publics, où ils viennent chercher un divertissement entre deux friponneries. Ils ont bien tous les traits que vous leur connaissez : l’œil rusé de la pie, le front bas et bestial du taureau, la physionomie futée de la fouine ou grimaçante de la hyène, tous les signes distinctifs de la bête qui n’est pas susceptible d’éducation, et qu’on ne peut apprivoiser qu’en la mettant en cage et à grands renforts de coups de fouet. Leurs caractères et leurs mœurs sont en parfait accord avec leurs noms. Plumet, Péponnet, Dufouré, Bassecourt, Galouzou, des noms à se faire consigner à la porte, et, comme on dit dans l’expressif langage populaire, à coucher dehors : tel est l’aimable monde que M. Barrière a mis en scène, et celui qu’il excelle à faire vivre. Quand il a essayé de peindre un monde plus délicat et des sentimens plus raffinés, il a généralement échoué ; mais quand il s’est adressé à ce monde qu’il connaît comme pas un et qu’il traite selon ses mérites, sa verve violente a toujours trouvé un heureux emploi d’elle-même. Les Fausses Bonnes Femmes ne valent pas les Faux Bonshommes, et Cendrillon ne vaut pas, à mon avis, l’Héritage de M. Plumet, quelqu’informe que soit cette dernière comédie.

Ces personnages, que M. Barrière excelle à peindre, sont cependant aussi insignifians qu’ils sont laids et déplaisans. Ce sont des coquins et des fourbes sans doute, mais avant tout ce sont les premiers venus. Aussi le théâtre de M. Barrière est-il la constatation, la confirmation éclatante de l’avènement définitif du réalisme au théâtre. Il semble admettre en principe que tout est digne d’intérêt, et qu’il n’y a qu’à copier toutes les formes que la réalité nous présente. Ainsi fait-il. Il descend bravement, le crayon en main, sur le trottoir du boulevard, dessine et note indifféremment tout ce qu’il voit et tout ce qu’il entend, les visages d’agioteurs, l’argot de la petite bourse du passage de l’Opéra, les anecdotes des coulisses, les conversations des promeneurs, les chroniques scandaleuses des boudoirs des filles en renom. D’autres réalistes choisissaient au moins leurs personnages et leurs sujets. Et cependant M. Barrière a trouvé moyen de nous intéresser un instant. Pourquoi ? Parce que la vérité, même repoussante, a sur l’homme un souverain empire ; parce que, de tous les sujets d’étude, le plus intéressant pour l’homme, c’est l’homme, même lorsqu’il est abject, et qu’il ne mérite pas un seul regard de l’artiste, une seule minute de l’attention du philosophe.


EMILE MONTEGUT.