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aux sycophantes qui lui disent que son futur gendre, gaillard d’apparence herculéenne, est menacé d’une phthisie prochaine! « Mon ami, vous devriez vous soigner, » Et ce mari qui ne rentre pas chez lui afin de donner à sa femme le temps de trépasser, et qui répond par d’hypocrites larmes aux consolations hypocrites d’amis sournois. « Je préférerais suivre ma pauvre femme assurément. — Oh! je le pense bien; mais vous avez de la religion, n’est-ce pas? — Oui, oui, mon ami, et d’abord je regarde le suicide comme une lâcheté, — Dites comme un crime! — Eh bien! oui, comme un crime. — Vous vivrez? — Je vivrai! je vous le promets! » Si la science des passions et des mouvemens de l’âme est inconnue à M. Barrière, personne, en revanche, n’a mieux attrapé de notre temps les cris de la bête humaine.

Quelque inférieur que soit le mérite des pièces de M. Barrière, elles ont pour nous une sorte de valeur historique. Ce sont des documens et des chroniques dialoguées qui nous aident à juger l’état du goût public, la situation morale des esprits, le mouvement des mœurs. Ce sont des phénomènes littéraires qui, si l’on y regardait bien, correspondent à des phénomènes sociaux. Littérairement, ces comédies nous aident à constater deux faits importans : le premier, c’est que le théâtre moderne traverse en ce moment un état de transition; le second, c’est que la reproduction littérale de la réalité triomphe définitivement. Si vous doutez que le théâtre traverse en ce moment un état de transition, lisez attentivement les comédies de M. Barrière. Tous les anciens cadres du théâtre y sont rompus, et de tous les vieux genres si tranchés que nous avons connus, il ne reste plus que des débris. Le vaudeville a fourni les personnages, le mélodrame les situations, la comédie le dialogue de ces œuvres hybrides. On sent dans certaines scènes que l’auteur est contemporain de M. Dumas fils, dans d’autres qu’il a lu Molière et les anciens auteurs comiques, dans la plupart que sa mémoire est hantée par les souvenirs dramatiques du boulevard. Vous y rencontrez les personnages du réalisme contemporain côte à côte avec les amoureux et les séduisans officiers de M. Scribe et du Gymnase. Ces œuvres signifient donc, à ne pas s’y tromper, que les anciens genres dramatiques ont dit leur dernier mot, et que le théâtre, à la recherche d’un genre nouveau, traverse une période de crise.

Dans le théâtre de M. Barrière, la démocratie coule à pleins bords. Avec lui, on peut dire que la populace a fait son avènement sur la scène. Tous ses personnages appartiennent à ces classes flottantes de la société, suspendues entre ciel et terre, si nombreuses dans notre moderne civilisation, flibustiers de terre ferme, forbans des rues et des boulevards, trappeurs des savanes immenses de la crédulité et de la bêtise. C’est tout un monde de sauvages, de sau-