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talent, mais il n’y a aucune sécheresse, rare qualité par la littérature qui court. Ce talent manque de sang-froid, de tenue et de toutes les qualités mondaines, mais il a de la spontanéité et de la naïveté; il manque de grâce et de fraîcheur, sans pour cela manquer de jeunesse ni d’élan. Ces drames trahissent une nature incorrigible, que l’expérience a pu maltraiter, mais qu’elle n’a pu réconcilier avec l’injustice. L’auteur n’a pas pris son parti du mal et de l’injustice sociale. En vérité, ce talent a quelque chose de très sympathique en dépit des formes crues et brutales qu’il affectionne. La morale, chez lui, parle souvent un singulier langage; ses personnages moraux parlent l’argot des ateliers et des coulisses, et il y a tel de ses mots qui vient en droite ligne du royaume d’histrionie et du puissant empire du cabotinage; mais qu’importe la forme après tout, si sous le déguisement qu’elle revêt la vérité se laisse reconnaître?

Malheureusement pour M. Barrière, cette verve violente et misanthropique s’exprime par des mots et des tirades; elle ne s’est pas incarnée dans des types vivans, et qui restent dans la mémoire du spectateur. Je sais bien que M. Barrière pourrait me répondre par son type favori de Desgenais; mais, outre que l’idée première de ce personnage ne lui appartient pas, la transformation qu’il lui a fait subir n’est pas précisément heureuse. Du sec et froid sceptique de la Confession d’un Enfant du siècle, il a voulu faire une sorte d’Alceste bourgeois et de Diogène parisien : c’était son droit, mais il n’a pas atteint le but qu’il poursuivait. Son Desgenais n’est pas un type, c’est ce qu’on appelle au théâtre et même dans le roman une grande utilité. Dans une scène des Parisiens, Desgenais se compare lui-même à un des anciens bouffons de cour; la comparaison est excellente. Desgenais n’est pas plus un caractère que L’Angély ou Triboulet : c’est un composé de saillies et de boutades, un sac à épigrammes, un pamphlet vivant. Dès qu’il apparaît sur la scène et qu’il ouvre la bouche, on sait d’avance ce qu’il va dire et faire, car il ne représente pas un individu nommé Desgenais, il représente l’opinion publique, la voix de la conscience, la justice vengeresse au pas lent, mais sûr, tout ce que vous voudrez de général et d’abstrait. Il n’est pas misanthrope par caractère, mais par métier. Et néanmoins dans ce personnage, comme du reste dans tous les personnages vertueux de M. Barrière, se laissent apercevoir les rudimens de deux caractères qu’il serait glorieux à un auteur comique de tenter sur la scène. Le premier serait celui d’un Alceste moderne, mais je ne me charge pas d’indiquer comment un pareil personnage pourrait être conçu et exécuté. Le second caractère est d’exécution plus facile, car les élémens en existent et n’attendent qu’un poète qui leur donnera l’unité et l’harmo-