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fait perdre la vue ; ils allaient être pris. Tout épuisé qu’il était, Condé trouva dans son cœur la force de pousser une dernière charge qui les délivra, et on put les emmener dans la ville. Pendant ce temps, La Ferté-Senneterre était arrivé : dès lors tout plia, et le prince, mal secondé par ses soldats épouvantés, eut toutes les peines du monde à gagner la place de la Bastille. Là il trouva les portes de Paris fermées. En vain Beaufort pressa-t-il la milice bourgeoise d’aller au secours de cette poignée de braves près de succomber : fatiguée de trois ans de discordes et travaillée par Mazarin, elle ne répondait plus à la voix de son ancien chef. Retz et la peur avaient glacé le duc d’Orléans ; il allait laisser périr Condé, qui se battait en désespéré, et Mazarin, des hauteurs de Charonne où il s’était placé avec le jeune roi, put croire que c’en était fait de son dernier ennemi, lorsque Mademoiselle indignée[1] arracha à son père, à force de supplications et de larmes, un ordre avec lequel elle fit ouvrir à Condé et à ses troupes les portes de Paris, et tirer même sur l’armée royale le canon de la Bastille. « Voilà, dit Mazarin, un coup de canon qui a tué son mari, » faisant allusion à l’ambition qu’avait toujours eue Mademoiselle d’épouser le jeune Louis XIV. Oui, ce jour-là. Mademoiselle détruisit de sa propre main ses plus chères espérances ; mais ce trait de générosité et de grandeur d’âme l’honore à jamais, et protège sa mémoire contre bien des fautes et quelques ridicules. Après s’être solennellement engagée avec Condé, c’eût été le comble de l’opprobre pour la maison d’Orléans de laisser Condé tomber sous ses yeux : il valait mieux se perdre avec lui, et sauver du moins l’honneur.

Mademoiselle nous raconte en quel état elle trouva Condé, lorsque, s’étant rendue à une petite maison, près de la Bastille, pour voir passer les troupes qui entraient dans la ville, il vint l’y saluer. Il ne pensait ni à lui-même, qui était tout couvert de sang, ni même à sa cause, à peu près désespérée : il ne pensait qu’aux amis qu’il avait perdus. Il ne lui venait point à l’esprit que c’étaient eux qui l’avaient embarqué dans des négociations dont les résultats avaient été si funestes : il les croyait morts, et il éclatait en sanglots. « Il étoit, dit Mademoiselle[2], dans un état pitoyable ; il avoit deux doigts de poussière sur le visage, ses cheveux tout mêlés ; son collet et sa chemise étoient pleins de sang ; quoiqu’il n’eût pas été blessé, sa cuirasse étoit pleine de coups, et il tenoit son épée nue à la main, ayant perdu le fourreau. Il la donna à mon écuyer. Il me dit : « Vous voyez un homme au désespoir, j’ai perdu tous mes amis ; MM. de Nemours, La Rochefoucauld, Clinchamp, sont blessés à

  1. Mademoiselle, Mémoires, t. II, p. 133-145.
  2. Mémoires, p. 140.