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rencontrée ; il donnait à Condé le temps de l’atteindre et de l’envelopper de sa nombreuse cavalerie ; il pouvait être contraint d’accepter la bataille en rase campagne, exposé aux manœuvres du grand stratégiste. Il lui était impossible de savoir à quelle heure précise d’Hocquincourt le rejoindrait, et l’illustre vaincu de Waterloo était payé, ce semble, pour ne pas trop faire fonds sur la promptitude des secours qu’on peut attendre d’une division éloignée.

Napoléon n’épargne pas davantage les critiques à Condé. Il les résume toutes par un mot piquant auquel il n’a pas pu résister, et qui le fait sourire lui-même : « Condé, dit-il, manqua cette fois d’audace. » L’épigramme est jolie, mais, nous en demandons pardon à Napoléon, elle n’est pas fondée, au moins militairement. Non, Condé n’a pas manqué d’audace dans cette campagne : loin de là, toute sa conduite est une suite de combinaisons et d’actions audacieuses. Quoi de plus audacieux que cette course de près de dix jours pendant cent cinquante lieues avec six personnes pour venir prendre le commandement de l’armée ? Quoi de plus audacieux que la résolution prise sur-le-champ de se jeter entre d’Hocquincourt et Turenne, de couper en deux l’armée royale et d’en disperser une partie avant d’attaquer l’autre ? Condé a-t-il perdu un moment pour marcher sur Turenne et le poursuivre l’épée dans les reins ? Est-ce sa faute s’il avait affaire à un grand capitaine, qui sut choisir une excellente position et s’y tenir avec une constance inébranlable ? Dans l’attaque de cette position. Napoléon reproche-t-il à Condé d’avoir manqué d’audace ? Turenne s’est couvert de gloire, car il a résisté heureusement à Condé ; mais Condé, pour n’avoir pas été victorieux, n’a pas été le moins du monde vaincu. Le militaire est donc ici à l’abri de tout reproche. Comme nous allons le voir, c’est le politique qui a failli. Condé a quitté l’armée fort mal à propos, selon nous, mais ç’a été par des considérations qui n’ont rien à voir avec l’art de la guerre.

Même avant le combat de Bleneau, Gourville était revenu de Paris, apportant à Condé des nouvelles et des lettres. Les amis du prince étaient fort partagés sur la conduite qu’il avait à tenir. Les uns étaient d’avis qu’il restât à l’armée et poursuivit ses succès ; les autres insistaient avec force pour qu’il se rendît immédiatement à Paris, afin d’y relever la fronde expirante. Cette dernière opinion était celle du duc de Rohan-Chabot, un des amis intimes de Condé, et aussi d’un autre personnage qui lui inspirait une confiance particulière, le comte de Chavigny, fils de M. Le Bouthillier, ancien surintendant des finances, et lui-même quelque temps ministre des affaires étrangères sous Richelieu. Formé à l’école du grand cardinal, ainsi que Mazarin, Chavigny avait vu d’assez mauvais œil,