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se passait à Bleneau ; il crut d’abord que c’était une attaque du duc de Nemours, et il ne s’en mit pas fort en peine. Il vint au milieu de la nuit avec quelque infanterie pour soutenir son collègue et rétablir le combat; mais en voyant, à la lueur des villages en feu, avec quel ensemble l’attaque avait été conduite, il reconnut qu’il n’avait pas affaire à Nemours et s’écria : Ah! M. Le Prince est arrivé[1]. Il se garda bien de l’attendre, n’ayant ni cavalerie ni artillerie, et après avoir fait dire à d’Hocquincourt de se rallier à lui au plus vite, il marcha en bon ordre, pendant cette longue et obscure nuit, à la rencontre du gros de ses troupes, que Navailles et Palluau lui amenaient. Un moment il s’arrêta dans une plaine où il avait un assez grand bois à sa gauche et à sa droite des marais. Autour de Condé, on trouvait ce poste avantageux; Condé en jugea bien différemment. « Si M. de Turenne demeure là, dit-il, je m’en vais le tailler en pièces; mais il se gardera bien d’y demeurer[2]. » Il n’avait pas achevé qu’on vit Turenne se retirer, trop habile pour attendre Condé en plaine et s’exposer à ses redoutables manœuvres. Un peu plus loin, il trouva une position tout autrement favorable; là il fit ferme, résolu à combattre. En vain ses officiers le pressèrent-ils de n’en rien faire, de ne pas hasarder la dernière armée qui restât à la monarchie, et de se borner à couvrir Gien en attendant d’Hocquincourt: Non, répondit-il, il faut vaincre ou périr ici[3]. Turenne, il est vrai, était bien inférieur en cavalerie à Condé; mais il avait une artillerie puissante et bien servie. Il se plaça sur une hauteur qu’il couvrit d’infanterie et d’artillerie, mit au bas sa cavalerie dans une plaine trop étroite pour que Condé pût y déployer la sienne, et où l’on ne pouvait arriver qu’à travers un grand bois et par un seul défilé coupé de fossés et rempli de marécages. À cette forte position, Condé put reconnaître à son tour son illustre disciple. Il n’y avait pas là de grandes manœuvres à tenter; on n’avait pas le temps d’essayer de tourner Turenne : il fallait l’écraser sur-le-champ, s’il était possible, avant qu’il eût été rejoint par d’Hocquincourt. Le défilé était la clef de la situation; on s’y battit avec acharnement de part et d’autre. Turenne le défendit lui-même l’épée à la main, et aux six escadrons qu’y lança Condé il opposa une batterie d’un effet terrible, montrant un courage égal à celui de son héroïque adversaire, bien que dans un genre différent; car Turenne, on ne le sait pas assez, était aussi grenadier que général. Bussy, dans son

  1. Ramsay tenait cette anecdote « de feu M. Le duc de La Rochefoucauld, alors prince de Marsillac. » Le jeune prince de Marsillac était en effet à Bleneau, et s’y distingua; il a donc très bien pu recueillir le mot de Turenne.
  2. C’est Tavannes qui nous a conservé ce précieux détail.
  3. Ramsay, l. III, p. 245.