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n’avait d’autre règle que son intérêt et n’était pas d’une fidélité bien sûre; il la soutenait de son mieux par la promesse formelle de n’entendre à rien avec la cour qu’autant qu’on le ferait maréchal, et cette promesse, il la tint religieusement. Lenet était chargé de négocier en son nom avec l’Espagne, tantôt directement, en allant lui-même conférer avec don Luis de Haro à Madrid, tantôt par l’intermédiaire du comte de Fiesque[1], frondeur loyal et obstiné, qui déjà en 1643 avait été un des chefs des importans, et qui était resté fidèle à sa haine contre Mazarin. Marsin avait sous lui des officiers de mérite, tels que le comte de Maure[2], le frère cadet du marquis de Mortemart, et le célèbre colonel Balthazard, Allemand de naissance, passé au service de France avec les troupes du grand-duc Bernard[3]. Lenet et Marsin devaient reconnaître la suprématie du prince de Conti, ménager son amour-propre et lui prodiguer toutes les marques publiques de déférence; mais en réalité ils ne relevaient que de Condé, et toute l’autorité était entre leurs mains.

Ainsi ce n’était pas une illusion de penser qu’avec de telles forces de terre et de mer, avec l’assistance continuelle de l’Espagne, avec un prince du sang pour chef, que secondait l’héroïne de Stenay, avec l’habileté de Lenet, la bravoure et l’expérience de Marsin, Bordeaux pouvait tenir au moins une année, et donner à Condé le temps de frapper ailleurs des coups décisifs. La résolution qu’il prit était donc aussi raisonnable qu’elle était grande. Il eût été d’une souveraine imprudence de rester en Guienne pour livrer de petits combats à d’Harcourt et y prendre à grand’peine quelques bicoques, lorsqu’au cœur du royaume une trahison ou une défaite perdait tout sans ressource, et condamnait Bordeaux à partager le sort commun, après avoir plus ou moins prolongé la résistance. Dans l’ensemble des affaires, la Guienne était sans doute un accessoire considérable; mais le principal n’était pas là : c’était à Paris et sur les bords de la Loire que se jouaient évidemment la destinée de la fronde et celle de Condé: c’était donc là qu’il fallait courir. Chaque jour, on lui mandait que les jalousies, les divisions, les querelles, augmentaient dans l’armée, et il tremblait de recevoir un matin la nouvelle que Turenne et d’Hocquincourt avaient battu Nemours et Beaufort, et marchaient sur Paris. Il voulut prévenir à tout prix ce désastre irréparable, et il s’élança sur le point où était le péril suprême, où sa présence inattendue devait jeter la terreur dans l’âme de ses ennemis, relever le courage des siens, et faire passer la fortune de son

  1. Voyez dans la Société française au dix-septième siècle, t. Ier, chap. v, p. 233, un portrait de Fiesque sous le nom de Pisistrate.
  2. Sur le comte de Maure, voyez Madame de Sablé, 2e édit., chap. V, VI, etc.
  3. Balthazard est auteur d’une Histoire de la guerre de Guienne, Cologne 1694.