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vous l’assure, avait attiré une foule immense de curieux et d’amateurs. Une bonne partie des habitans de Londres, venus de grand matin par le chemin de fer, entourait le champ clos, qui s’étendait près de la ville de Gravesend, dans les marais situés en face de Greenhithe. La lutte devait avoir lieu entre Johnny Waker et Bob Travers dit le Noir, car il est de la race de Cham ; mais Waker, quoique bien connu pour être un vaillant athlète, déclina la rencontre avec un aussi rude antagoniste que l’hercule de couleur. Le prix du combat était fixé à 100 livres sterling. Bob, maître du terrain sans coup férir, réclama l’enjeu. Ce n’était pas l’affaire de la multitude, qui était accourue de loin pour voir battre des hommes. Elle cria, tempêta, et demanda que d’autres lutteurs prissent la place de Waker, qui s’était retiré. Ses vœux furent satisfaits, et deux autres athlètes, Sullivan et Havey, combattirent longtemps, mais sans succès, contre l’inébranlable nègre. Leurs forces étaient épuisées, et j’avais grande envie de me mettre sur les rangs pour continuer les hostilités; mus deux hommes qui se dirent les amis personnels de Sullivan et de Havey se présentèrent. La lutte durait depuis environ une heure, lorsque l’un de ces deux hommes, nommé Philipp Redwood et âgé de vingt-six ans, tomba raide comme une pierre sur le terrain. Ce fut une scène triste et lamentable, car le moribond, qui respirait encore, fut placé dans un bateau et conduit de l’autre côté de la rivière vers la jetée (pier) de Gravesend, où l’on essaya, mais en vain, de le rappeler à la vie. Je me retirai dans un public house pour boire un verre de gin, tant la vue de cet accident avait remué en moi de mauvais souvenirs. On dit que la justice informe contre Bob Travers, qui s’est sauvé à Londres, où il se cache, mais où il sera bien vite découvert à cause de sa couleur et de sa célébrité. Je ne dis point que la justice ait tort, mais une fois sur le terrain il est bien difficile pour un lutteur de mesurer ses coups. Le plus malheureux est que le mort laisse derrière lui une veuve et deux jeunes enfans sans ressources. J’avais tout de suite reconnu à sa pauvre stature et à ses membres relativement grêles que ce jeune homme n’était pas de force à rencontrer un jouteur comme Bob Travers. En cela, je blâme le Goliath noir; il n’aurait pas dû accepter le défi.

Le old man, mon voisin, me raconta que le pugilist ou fighting man qui venait de parler avait eu lui-même le malheur de blesser mortellement son adversaire dans un combat qui avait eu lieu en 1853[1]. J’ai peu de goût dans tous les cas pour les exercices violens; mais, vu à la lumière d’un tel épisode tragique, cet homme me fit horreur. Ma voisine de gauche lut sans doute un sentiment peu

  1. Cet adversaire avait, m’a-t-on dit, succombé dans l’année aux suites d’un coup qu’il avait reçu dans la poitrine.