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les chevaux, mais parce que j’étais sûr d’y rencontrer toute sorte de théâtres en plein vent et des scènes de mœurs. Comme la foire n’était pas encore ouverte, je visitai les environs, qui sont charmans, et je m’arrêtai dans le cimetière. J’ai un goût pour les cimetières de campagne anglais : ils sont si calmes, si verts, si pleins d’ombre et de silence! La courte biographie inscrite sur les pierres tumulaires m’intéresse : c’est comme une histoire du village. Sur plusieurs tombes, je lus le même nom patronymique, signe évident que dans ces enclos champêtres les morts dorment en pays de connaissance et pour ainsi dire en famille. Des affections brisées, mais dont le lien se continue jusque dans les abîmes de l’éternité, un tel spectacle a quelque chose de touchant, et fait envier le sort de ceux qui se sont enracinés à la terre natale. Quelques-uns de ces morts, avant d’entreprendre le grand voyage dont on ne revient plus, avaient été aux Indes ou dans d’autres colonies lointaines, et cette circonstance était gravée sur leur pierre, rongée par la mousse ou le temps.

Le jour commençait à décliner, et le gardien du cimetière, churchyard-keeper, vieillard gris comme les tombes, traversa l’enclos funèbre pour ouvrir les portes de l’église. J’allais me retirer, quant à la lumière du crépuscule je distinguai une femme assise sur un tertre vert qui marquait la place d’une sépulture. Elle avait la tête appuyée sur sa main, et une abondante grappe de cheveux noirs élégamment frisés pendait jusqu’à son épaule. Comme j’étais caché derrière une tombe, elle ne pouvait guère m’apercevoir. A un mouvement qu’elle fit en se baissant pour cueillir une petite fleur blanche épanouie dans l’herbe, le long manteau brun dont elle était couverte s’entr’ouvrit par devant, et laissa paraître, à ma grande surprise, des souliers de satin noir, des bas rouges et une jupe de soie bleue parsemée de clinquant. Cette folle toilette formait avec la tristesse du lieu et avec l’attitude mélancolique de cette femme un contraste qui piqua vivement ma curiosité. Elle se leva, essuya une larme, et sortit du cimetière. Je la suivis, dans l’espoir de découvrir plus tard le secret de cette douleur associée à des circonstances si bizarres.

Comme je m’y attendais, elle prit le chemin du champ de foire; là, tout présentait une scène bien différente de celle que je venais de quitter. On était en train de bâtir pour deux ou trois jours seulement une ville de toile. Le bruit de la scie et du marteau retentissait de toutes parts; la main des architectes était vivement occupée à enfoncer des pieux et à dresser des charpentes qui devaient servir de squelettes aux futurs édifices. Déjà quelques tentes et quelques baraques, booths, s’alignaient de manière à former de vé-