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cadence. Les poètes des rues accusent les salles de chant et de musique, singing rooms, à présent si nombreuses dans toutes les villes importantes de la Grande-Bretagne, d’avoir gâté le métier. L’éditeur n’a plus besoin de recourir à leurs services : il trouve plus simple de se procurer un recueil de ballades toutes faites et d’en détacher celles qui lui conviennent, en faisant imprimer en tête de la feuille volante ces mots détestés du street-author, mais bien vus du public : « chantées dans les concerts de Londres. » La demande des chansons écrites expressément pour la rue s’étant beaucoup restreinte depuis ces derniers temps, le nombre des poètes qui vivaient de cette spécialité a sensiblement diminué et diminue encore tous les jours. On n’en comptait déjà plus que six en 1852. Ils écrivent sur tous les sujets, et leur verve est intarissable. Les guerres, les victoires, les événemens politiques, l’amour, tous ces motifs qui faisaient vibrer la harpe des anciens ménestrels continuent d’inspirer le rimeur populaire. Pourtant sa partie favorite est la satire. On devine bien qu’il ne faut pas chercher dans ces chansons qui courent les rues un spécimen de la littérature anglaise ; mais on y trouve çà et là quelques gros traits d’esprit, le plus souvent intraduisibles, qui complètent aux yeux du moraliste la physionomie du caractère national. Le poète des rues fait preuve d’une très grande fécondité ; mais le placement de ses œuvres est difficile : il ne peut guère vendre aux éditeurs que deux ou trois ballades par semaine, ce qui ne lui fait guère plus de deux ou trois shillings[1]. Sa condition est donc la plus triste et la plus misérable de toutes celles qui contribuent aux plaisirs de la classe ouvrière et des servantes. La plupart de ces auteurs ajoutent à leur profession une petite industrie, et le plus souvent une industrie errante, comme celle d’étameur ou de marchand d’allumettes. La grande ambition (qui n’a la sienne ?) du poète qui n’a jamais signé son nom au bas de ses ballades serait d’avoir une épitaphe en vers écrite par lui-même et gravée sur son tombeau ; mais pour graver il faut une pierre, et où est l’espoir que ce pauvre rimeur puisse jamais jouir, autrement qu’en rêve, de son monument funèbre ? Son épitaphe, quoique tracée à la plume avec un soin religieux, est donc destinée, et il le regrette profondément, à demeurer la seule de ses œuvres inédites[2].

  1. Il trouve une autre source de petits profits dans la rédaction des feuilles volantes qu’on désigne sous le nom de Gallows Literature of the street, et qui contiennent le récit des crimes commis avec une complainte en vers.
  2. M. Mayhew a publié l’une de ces épitaphes dans London Labour and the London Poor. M. Henri Mayhew est un des écrivains anglais qui connaissent le mieux la condition des classes pauvres. Non content de décrire dans ses ouvrages les caractères les plus saillans du grand drame social, il joue les personnages de ce drame en acteur consommé. J’ai assisté avec infiniment de plaisir, dans Saint-Martin’s Hall, à ses entertainments, sorte de comédies de mœurs dans lesquelles l’artiste changeait à chaque instant de rôle, et représentait les divers types de Londres avec une vérité un peu triviale, mais qui annonçait de sérieuses et profondes études.